Page:Maurice Denis Théories (1890-1910)-1920.djvu/181

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synthétiquement formulé, en violet, vermillon, vert véronèse et autres couleurs pures, telles qu’elles sortent du tube, presque sans mélange de blanc. « Comment voyez-vous cet arbre, avait dit Gauguin devant un coin du Bois d’Amour : il est bien vert ? Mettez donc du vert, le plus beau vert de votre palette ; — et cette ombre, plutôt bleue ? Ne craignez pas de la peindre aussi bleue que possible. »

Ainsi nous fut présenté, pour la première fois, sous une forme paradoxale, inoubliable, le fertile concept de la « surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Ainsi nous connûmes que toute œuvre d’art était une transposition, une caricature, l’équivalent passionné d’une sensation reçue. Ce fut l’origine d’une évolution à laquelle participèrent immédiatement H.-G. Ibels, P. Bonnard, Ranson, M. Denis[1]. Nous commençâmes de fréquenter des endroits très ignorés de notre patron Jules Lefebvre : l’entresol de la Maison Goupil sur le boulevard Montmartre, où Van Gogh, le frère du peintre, nous montra, en même temps que des Gauguin de la Martinique, des Vincent, des Monet et des Degas ; — la boutique du père Tanguy, rue Clauzel, où nous découvrîmes, avec quel émoi, Paul Cézanne.

L’intelligence très philosophique de Sérusier transformait très vite en une doctrine scientifique, qui fit sur nous une impression décisive, les moindres paroles de Gauguin. Car Gauguin n’était pas professeur. On le lui reprocha cependant : Lautrec éprouvait un malin plaisir à l’appeler ainsi. C’était au contraire un intuitif. Dans sa conversation comme dans ses écrits, il y avait des aphorismes heureux, des aperçus profonds, enfin des affirmations d’une logique pour nous stupéfiante. Il ne s’en rendit compte, j’imagine, que plus tard, lorsque ayant quitté la Bretagne où se réu-

  1. On n’a pas la prétention de nommer ici tous les « élèves » de Gauguin. Les uns comme Armand Séguin le fréquentèrent assidûment en Bretagne. D’autres ne subirent son influence qu’à travers Sérusier tel fut Jan Verkade qui évolua du Synthétisme aux Saintes Mesures et devint un des artistes les plus remarquables de l’École de Beuron. Pour Ed. Vuillard, la crise déterminée par les idées de Gauguin fut de courte durée : il lui doit cependant la solidité du système de taches sur quoi il appuie le charme intense et délicat de ses compositions. Quant à A. Maillol, je doute qu’il ait jamais rencontré Gauguin et pourtant quel enseignement pour ce Grec de la belle époque que les xoana du Maître de Pont-Aven !