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LE RENONCEMENT DE CARRIÈRE
LA SUPERSTITION DU TALENT
[1]
I

Maintenant que Carrière est mort, tout ce qu’il y a dans son œuvre de poignant et de vécu se manifeste mieux, semble-t-il, et nous pénètre avec encore plus d’intensité. Tous ceux qui l’ont connu, qui ont apprécié ses qualités morales et la gravité de son âme, ressentent plus profondément l’expression de vie intérieure qui se dégage de ses tableaux. Tant de tristesse ne va pas sans remuer en nous le meilleur de nous-mêmes. C’est par l’émotion religieuse qui l’inspire et qu’elle transmet, que l’œuvre de Carrière est si admirable.

Dans cette chapelle funéraire de la Société Nationale, décorée à souhait de palmes et de guirlandes de lierre, reposent les précieux vestiges de ses dernières pensées. L’ombre indécise d’où elles émergent est propice à la méditation. J’y retrouve l’impression de ses sombres gravures qui ornent les parloirs de cloître et qui expriment en de noirs symboles la justice inflexible de Dieu et notre inexorable destinée. Dès longtemps il avait cédé à l’obsession de la pensée de la mort. Je relis les deux premières phrases de la préface qu’il écrivit pour son catalogue de l’Art Nouveau, en 1896 ; elles sont fort belles : « Dans le court espace qui sépare la naissance de la mort, l’homme peut à peine faire son choix sur la route à parcourir et à peine a-t-il pris conscience de lui-même que la menace apparaît.

« Dans ce temps si limité nous avons nos joies, nos douleurs ; que du moins elles nous appartiennent ; que nos mani-

  1. L’Ermitage, 15 juin 1906.