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ii. — histoire de charles martel

J’ay mes bons amis charnelz perdus en bataille. Il m’a, par sa force, tollu mes citez, mes villes, mes chasteaulx et mes forteresses, mes terres et mes possessions, et moy meismes m’a tellement dechassé que pour le jour d’huy je ne tiens une seule roye de terre, comme tout ce povez plainement veoir ; de quoy mon cœur est si trés douloureuz que jamais je n’auray ne bon jour ne demy jusques a ce que j’en aie eu vengement. »

[518[1]] Adont le saint ermite luy demanda par quelle maniere il pensoit d’en estre vengié puisque il n’avoit quelque povoir contre luy. — « Certes, sire, » respondy le bon prince, « je viz en bon espoir, car ceste dame que j’ay espousée est fille du roy de Hongrie, duquel, après son trespas, je tendray le royaulme. Et lors je menneray en France tant de Hongres que je desheriteray Charles Martel. — Voire, » dist adont le saint homme, « mais comment parvendrez vous a la seignourie du royaulme de Hongrie, veu que le roy est ancoires pour longuement vivre ; la chose est apparante d’une trop longue attente. — Certes, beau pere, » respondy le bon (fol. iiijc lxiij) prince, « de ce me soussie je peu ; » mais il vous fault entendre qu’il estoit attaint d’un rayon de rage deabolique qui terriblement le traveilloit. Puis dist : « Sachiés que je le feray avant mourir par poisons ou autrement, a celle fin que de mes terres et seignouries je puisse jouyr paisiblement et a ma plaisance, et tout ce pour mes voulentez accomplir. » Et quant le saint preudhomme eust entendu le duc Gerard quy ainsi estoit malement encouragié, il se leva de son lieu et s’en ala querir une estole qu’yl luy jetta au col, et en le seignant par trois fois, dist en moult grant devotion : « Partés d’icy, faulx ennemis d’enfer, et a moy seul laissiés convenir de ce pecheur. » Si fut adont Gerard si courrouchié et si pensif qu’il eust deux ou trois fois voulenté, et de fait delibera en son courage, que au saint hermite il couperoit la gorge d’un trenchant coustel.

Certainement le saint hermitte fut en moult grant dangier de sa vie a celle fois, et non pour tant qu’il veist au desolé prince esroullier les paupieres et estraindre les dens, se prinst il cou-

  1. Les premières lignes seulement de cet alinéa semblent se référer, au § 518 de la chanson.