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COMME JADIS…

émouvante du soir, Mourier et sa femme, et s’ils pouvaient traduire par des mots leurs sentiments, ils me diraient :

— Comme nous sommes loin, perdus… Comme nous ressentons les jours et les nuits de chemin de fer qui nous ont amenés jusqu’ici… Comme elle est loin la dernière ville que nous avons vue… Comme le bois nous entoure, nous enserre… Si nous jetions un cri de toute la force de nos poitrines, pas une oreille humaine ne le recueillerait… Il m’arrive d’éprouver si fort la tentation de les arracher à leur méditation que je dis n’importe quoi :

— Mon bon Mourier, la boucane s’éteint.

Il se lève, se secoue avec un han… balance le seau au bout de sa fourche, glisse de la paille sèche sous la motte, obtient de nouveau une belle fumée floconneuse, abondante, pressée.

Le charme étant rompu, nous parlons. Nous parlons des travaux, des bêtes, du roulement « d’une waggon » que nous avons entendu, dans la journée, passer sur « la ligne », à deux milles de chez-nous, d’une nouvelle quelconque apportée du bureau de poste et déjà vieille de plusieurs jours. Dans le corral proche, les chevaux se délassent, eux aussi, de la journée, autour du carré fait de quatre piquets et de quatre perches, au centre duquel des branchages charbonnent, dégageant la bienfaisante « boucane ». Parfois, une flamme rapide s’élève, décou-