Page:Michelet - OC, Histoire de la Révolution française, t. 5.djvu/96

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Il en vint, de plus en plus, à croire toute accusation, à juger dignes de mort tous ceux qu’il avait intérêt à perdre. Le rêve atroce d’une purgation absolue de la République prit racine en lui. Imitateur de sa nature, barbarement imitateur, il sembla s’être inspiré, non seulement des passages durs et amers de Rousseau, mais d’un petit livre qu’il savait par cœur, le paradoxal Dialogue de Sylla et d’Eucrate. Il aimait à en répéter ces fâcheuses paroles (qu’eût tant regrettées Montesquieu, s’il eût deviné l’usage qu’on devait en faire) : « La postérité trouvera peut-être que l’on a pas versé assez de sang, et que tous les ennemis de la liberté n’ont pas été proscrits[1]. »

Il se jugea assez pur pour prendre ce terrible rôle. Hélas ! qui est assez pur ?

    Camille Desmoulins. Tout suspect qu’il peut paraître, je dois le rapporter. Un jour Camille, avec une légèreté très coupable et très libertine, aurait donné un livre obscène à l’une des plus jeunes demoiselles Duplay. Robespierre le lui surprit dans les mains, et, comme tout homme sage eût fait, il le retira adroitement à la jeune fille, en lui donnant pour compensation un livre de belles images qui n’avait rien de dangereux. Il ne montra ni aigreur ni violence. Mais, soit haine du libertinage, soit profonde blessure d’amour-propre contre l’insolent qui respectait si peu le saint des saints de Robespierre, il oublia tous les services de l’ami, de l’ancien camarade, qui avait travaillé tant d’années à sa réputation, et « dès cette heure il voulut sa mort ».

  1. Un fait terrible témoigne du prodigieux endurcissement où parvint Robespierre. Un homme, non innocent sans doute, mais enfin illustre à jamais, un des fondateurs de nos libertés, le constituant Chapelier, se tenait caché dans Paris. À la fin de 1793, ne pouvant plus supporter sa réclusion, ses angoisses, il écrivit à Robespierre, son ancien collègue, qu’il était caché dans tel lieu et le priait de le sauver. Robespierre, à l’instant, envoya la lettre à l’autorité, qui le fit prendre, juger, guillotiner. Le fait est attesté par M. Pillet, alors commis dans les bureaux du Comité de salut public, par les mains duquel la lettre passa.