Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/221

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vrais être vue déesse parmi les dieux, adorée et servie des anges sans nombre, ta cour journalière ? »

Telles étaient les flatteries du tentateur, tel fut le ton de son prélude : ses paroles firent leur chemin dans le cœur d’Ève, bien qu’elle s’étonnât beaucoup de la voix. Enfin, non sans cesser d’être surprise, elle répondit :

« Qu’est-ce que ceci ? le langage de l’homme prononcé, la pensée humaine exprimée par la langue d’une brute ? je croyais du moins que la parole avait été refusée aux animaux, que Dieu au jour de leur création les avait faits muets pour tout son articulé. Quant à la pensée, je doutais ; car dans les regards et dans les actions des bêtes, souvent paraît beaucoup de raison. Toi, serpent, je te connaissais bien pour le plus subtil des animaux des champs, mais j’ignorais que tu fusses doué de la voix humaine. Redouble donc ce miracle, et dis comment tu es devenu parlant de muet que tu étais, et comment tu es devenu plus mon ami que le reste de l’espèce brute qui est journellement sous mes yeux. Dis, car une telle merveille réclame l’attention qui lui est due. »

L’astucieux tentateur répliqua de la sorte :

« Impératrice de ce monde beau, Ève resplendissante, il m’est aisé de te dire tout ce que tu ordonnes ; il est juste que tu sois obéie.

« J’étais d’abord comme sont les autres bêtes qui paissent l’herbe foulée aux pieds ; mes pensées étaient abjectes et basses comme l’était ma nourriture ; je ne pouvais discerner que l’aliment ou le sexe, et ne comprenais rien d’élevé : jusqu’à ce qu’un jour, roulant dans la campagne, je découvris au loin, par hasard, un bel arbre chargé de fruits des plus belles couleurs mêlées, pourpre et or. Je m’en approchais pour le contempler, quand des rameaux s’exhala un parfum savoureux, agréable à l’appétit ; il charma mes sens plus que l’odeur du doux fenouil, plus que la mamelle de la brebis, ou de la chèvre, qui laisse échapper le soir le lait non sucé de l’agneau ou du chevreau occupés de leurs jeux.