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Supplément au no 41 du 10 février 1839

RAPPORT

À M. le ministre de l’intérieur, sur les travaux exécutés dans la vue de déterminer la marche du temps dans les principales localités du royaume, par A. Quetelet, directeur de l’Observatoire de Bruxelles.
Bruxelles, le 20 janvier 1839.
Monsieur le ministre,

Par votre missive no 2500, direction du commerce, vous avez témoigné le désir de recevoir un rapport présentant le résumé de ce qui a été fait jusqu’ici en exécution de l’arrêté royal du 22 février 1836, et indiquant non seulement les villes où il a été placé, soit de petites instruments de passages, soit de grandes méridiennes, mais en même temps celles où ces instruments servent dès à présent à leur destination.

L’arrêté précité avait pour but de donner des moyens expéditifs pour déterminer avec précision, dans les principales localités du royaume, l’heure et la marche du temps, et il autorisait à cet effet l’établissement :

1o Dans chacune des villes d’Anvers, d’Ostende, de Bruges, de Gand et de Liége, d’une petite lunette méridienne ;

2o Dans chacune des autres villes du royaume présentant quelque importance, soit sous le rapport de la population, soit sous celui de l’industrie, du commerce, des arts ou de la science, de grandes méridiennes qui seraient placées dans les murs des cathédrales, hôtels-de-ville ou autres édifices favorables à leur établissement.

En me transmettant cet arrêté par votre lettre du 29 février, M. le ministre, vous m’avez fait l’honneur de me charger de son exécution, et vous m’avez désigné particulièrement quarante et une villes où devaient être établies de grandes méridiennes, en me laissant, du reste, la plus grande latitude pour agir.

Ce plan de travail était immense, et je ne pense pas qu’en aucun temps ni aucun lieu, il ait été pris des dispositions sur une échelle aussi grande pour régulariser ce qui tient à la mesure du temps. Cela provient sans doute qu’en aucun lieu ni en aucun temps on n’a éprouvé un besoin plus réel de connaître l’élément que le gouvernement a voulu donner les moyens de déterminer avec précision. L’établissement des chemins de fer, en effet, formera, de toute la Belgique pour ainsi dire, une seule et même ville. Il était naturel alors qu’avec une nouvelle manière d’être, on sentit se former de nouveaux besoins ; et ses besoins devaient être grands puisqu’ils portèrent à demander tout-à-coup à l’astronomie, qui ne faisait que naître parmi nous, le système le plus étendu qui ait jamais existé pour la détermination et la mesure du temps.

Pour concevoir les difficultés de la tâche qui m’était imposée, il suffirait de lire, dans l’histoire des sciences, ce qu’il a fallu de temps et de soins à l’illustre Dominique Cassini pour construire la seule méridienne de St-Pétrone à Florence, ou à d’autres astronomes pour construire des méridiennes moins célèbres[1].

D’une autre part, je me trouvais seul pour faire face aux travaux astronomies de l’Observatoire[2] ; et il m’était impossible d’abandonner souvent cet établissement et de le laisser inactif justement aux jours les plus favorables pour les travaux astronomiques.

Dans cet état de choses, je sentis le besoin de penser mûrement au plan que j’avais à suivre pour tirer le plus d’avantages possibles de ma position. Je compris d’abord que, dans le tracé des méridiennes, j’avais à m’occuper moins de monumens scientifiques que de constructions d’une utilité immédiate. Le tracé d’une grande méridienne, comme ouvrage scientifique, devait entraîner à de longs travaux de détails ; en ne le considérant que comme destiné à réguler la marche des horloges publiques, il n’en était plus de même. De petites erreurs provenant de ce que nous ne connaissons pas encore avec une exactitude suffisante les longitudes relatives de nos villes, n’étaient point préjudiciables, et par suite n’exigeaient pas d’observations astronomiques préalables. Une exactitude minutieuse en pareille circonstance devenait même illusoire ; car il serait impossible d’assujétir les horloges d’une ville avec la précision de la seconde, comme le feraient des régulateurs. Et quand même on pourrait y réussir, la méridienne, dans une ville telle que Bruxelles, par exemple, pourrait différer de six à sept secondes dans ses indications, selon qu’elle serait établie dans tel ou tel quartier.

En me donnant donc quelque latitude, mais en conservant néanmoins une précision allant bien au delà même de tout ce qu’on pouvait demander à l’astronomie pour rester fidèle à l’esprit de l’arrêté royal, je pu simplifier considérablement mon travail. Il était à remarquer, d’ailleurs, que, pour l’horlogerie plus délicate, il s’agissait d’établir des lunettes méridiennes justement dans les villes où les besoins s’en faisaient le plus sentir, et où l’on pouvait avoir à régler la marche des chronomètres, soit pour l’usage de la marine, soit dans l’intérêt des sciences.

Je résolus donc d’établir, avant tout, les lunettes méridiennes qui devaient me donner les moyens de régler, sur différents points du royaume, les chronomètres que je destinais à faciliter le tracé des méridiennes sans que je fusse forcé de recourir chaque fois à l’Observatoire de Bruxelles. J’eus l’honneur de vous écrire à ce sujet, M. le ministre, et je fus autorisé immédiatement après à demander à MM. Troughton et Simms, de Londres, les cinq instrumens méridiens destinés aux villes d’Anvers, d’Ostende, de Bruges, de Gand et de Liége.

En attendant leur expédition, je commençai le tracé de la méridienne de Bruxelles dans l’église de Sainte-Gudule. Je demanderai la permission d’entrer ici dans quelques détails, qui feront mieux comprendre la marche que j’ai suivie dans le tracé des autres méridiennes.

Après avoir fixé mon choix sur le local et avoir obtenu l’autorisation préalable du conseil de fabrique et de M. le doyen de Sainte-Gudule, je commençai les premières opérations du tracé au mois de juin 1836. L’église se trouvait assez bien orientée, et la méridienne pouvait être conduite à travers la nef, en la dirigeant un peu obliquement de l’un vers l’autre portail. Je fis construire alors une plaque de fer de plusieurs décimètres carrés de surface et ayant à son centre une ouverture circulaire d’environ quatre centimètres de largeur, destinée à donner passage aux rayons du soleil. Cette plaque fut placée à 10 mètres et demi environ au-dessus du sol et fermement assujettie dans le pilier qui surplombe le portail méridional de l’église, et partage symétriquement la belle verrière qui orne cette partie de l’édifice. La hauteur de l’ouverture avait été calculée de manière que l’image du soleil allât se projeter, vers le solstice d’hiver, à l’autre extrémité de l’église, dont la largeur est de plus de 40 mètres.

D’après ces dispositions, l’image du soleil au solstice d’été parcourt environ cinq centimètres par minute, tandis que, pendant le même temps, elle en parcourt plus de 16 au solstice d’hiver ; c’est environ trois millimètres par seconde. À cette époque, l’image du soleil sur le sol a une marche assez rapide pour que son déplacement devienne très sensible à l’œil. Le mouvement en déclinaison n’est pas moins prononcé ; l’image du soleil parcourt en effet, dans l’espace de six mois, près des six septièmes de l’église, prise dans sa plus grande largeur, et en allant de l’un à l’autre portail. C’est surtout vers les équinoxes que ce mouvement est remarquable ; on voit alors l’image du soleil se déplacer de plus de 188 millimètres d’un midi au midi suivant, et dans le sens de l’un à l’autre portail.

Une plus grande précision pour la mesure du temps, dans les usages civils, serait évidemment inutile, comme je l’ai déjà fait observer : en effet, avec un peu d’attention, on peut assez bien distinguer deux secondes en temps sur la méridienne ; or, la ville ayant plus de 2.200 mètres de largeur de l’est à l’ouest, l’heure doit varier, à raison de notre latitude, de plus de 100 secondes de degré ou de près de 7 secondes de temps, de l’une à l’autre extrémité de Bruxelles.

Le mode que j’employai pour le tracé est le suivant. Une demi-heure environ avant le passage du soleil au méridien du lieu, je marquais de minute en minute, d’après les indications d’un chronomètre, la position qu’occupait à terre le centre de l’image du soleil, et je prolongeais cette opération pendant une demi-heure après son passage. Il résultait de là que j’avais l’indication par points de la ligne parcourue par l’image du soleil pendant l’espace d’une heure environ ; cette manière d’opérer me donnait des moyens nombreux de vérification, et me permettait de suppléer, au besoin, à l’opération principale, c’est-à-dire, à celle qui a pour objet de déterminer la position de l’image solaire à l’instant du midi vrai, si des nuages venaient à cacher accidentellement l’astre. Je crois inutile d’insister davantage sur ces détails et sur les moyens que j’employai pour donner de la netteté à l’image et déterminer plus rigoureusement son centre ; ce sont ces expédiens qu’un peu d’habitude et que la science même suggèrent facilement. Sachant l’heure de passage du soleil, j’aurais pu, à la rigueur, me borner à marquer, pour cette heure, la place occupée par le centre de l’image de cet astre, c’est-à-dire, le point cherché de la méridienne ; mais je crois en avoir assez dit pour faire comprendre pourquoi j’avais recours encore à l’indication d’un nombre assez considérable de points auxiliaires. C’est dans cette manière d’opérer même que j’ai acquis la conviction de la précision à laquelle il était possible d’atteindre ; et l’expérience m’a prouvé ensuite qu’on pouvait se servir de la méridienne sans avoir à craindre des erreurs de plus de deux secondes ; c’est au moins ce que j’ai pu voir, en voyant des personnes prendre l’heure à la méridienne avec des chronomètres dont la marche m’était connue.

Dès que j’avais un point de la méridienne, il me devenait facile de tracer la ligne dans son entier ; il suffisait, en effet, de la faire passer par le point déterminé et par la projection horizontale de l’ouverture destinée à recevoir les rayons solaires. Pour plus de facilité encore, il suffisait de laisser pendre un fil à plomb au-dessus du point déterminé de la méridienne, et de se placer derrière ce fil, de telle façon qu’on pu le voir se projeter sur le milieu de l’ouverture circulaire destinée à recevoir les rayons solaires ; le prolongement du fil dans cette position couvrait nécessairement à terre la place que devait occuper la méridienne.

Je ne me contentai pas néanmoins d’une seule détermination dans l’église Ste-Gudule ; j’en pris plusieurs et à des époques un peu éloignées, et toutes me donnèrent l’accord le plus satisfaisant. Après avoir déterminé de cette manière la direction de la méridienne, il ne me restait plus qu’à fixer sa trace d’une manière ineffaçable. Je fis à cet effet établir sur une bonne base une pierre de taille vers chaque extrémité de la ligne ; puis je fis incruster dans le pavement, et jusqu’à la profondeur d’un centimètre, un liseré de cuivre de trois millimètres d’épaisseur. Ayant marqué la méridienne par cette ligne de cuivre, je traçai encore, de chaque côté, trois lignes distantes entre elles de cinq minutes et destinées à donner l’heure pour le cas où le soleil se voilerait à l’instant du passage au méridien. Ces lignes doivent en outre me donner des facilités pour tracer plus tard la courbe su temps moyen. Il est évident, du reste, qu’elles vont concourir toutes six avec la méridienne en un seul et même point, situé au-devant du portail méridional de l’église, à l’endroit par où passerait une parallèle à l’axe du monde, laquelle passerait aussi par le centre de l’ouverture pratiquée dans la plaque en fer. J’ai eu la satisfaction de voir depuis, que cette construction n’a point été inutile, car nos horloges publiques, dont plusieurs se réglaient autre fois d’après des cadrans solaires défectueux et qui différaient parfois de 20 à 25 minutes dans leurs indications, marchent à présent d’une manière généralement satisfaisante.

Nous avons lieu d’espérer que les mêmes avantages seront obtenus dans les autres localités où seront établies des méridiennes. Toutefois il y aura des difficultés à vaincre. L’une des plus grandes provient, et j’aurais en peine à y croire si je ne m’en étais bien convaincu par moi-même, de ce que plus de la moitié de nos horlogers sont dans une véritable ignorance sur ce qu’il faut entendre par temps moyen et temps vrai. Ce sont les indications de cadrans solaires souvent extrêmement défectueux qu’ils emploient pour régler les horloges, et conséquemment c’est du temps vrai qu’ils font usage. De là l’inconvénient de devoir retoucher fréquemment aux horloges ; d’une part, les pièces d’un cadran solaire peuvent se déplacer plus facilement que celles qui règlent une méridienne, et, dès qu’un changement est survenu, on a des erreurs permanentes dans l’indication du temps, qui expliquent comment deux villes très voisines présentent quelquefois des différences constantes qui vont jusqu’à 20 et 30 minutes. Je me trouvais à Liége, vers le milieu du mois de novembre dernier, et je remarquai, à ma grande surprise, entre l’heure de la pendule de la station d’Ans qui règle les départs du chemin de fer et l’heure marquée par les horloges publiques de Liége, une différence qui n’allait pas à moins d’une demi-heure ; cependant la pendule du chemin de fer marchait bien, mais elle indiquait l’heure de Bruxelles comme toutes les horloges qui appartiennent au même service. Il résultait de là une différence constante qui, pour Liége et Bruxelles, s’élève à plus de 4 minutes et demie, dont l’horloge de cette dernière ville doit toujours être en retard sur celle de Liége ; de plus, le temps moyen au midi vrai était environ 11 heures 43′vers cette époque ; et, de ce chef, l’horloge de Bruxelles réglée au temps moyen devait être en retard de 15 minutes sur celle de Liége qui probablement marque le temps vrai : ces deux différences portant dans le même sens, il en résultait naturellement une discordance de vingt minutes. On conçoit ensuite comment une erreur de dix minutes encore, provenant des moyens employés pour régler l’heure dans la ville de Liége, pouvait donner l’énorme différence que je remarquai.

Les détails sur lesquels je viens d’insister ne paraîtront pas minutieux si l’on considère que ce qui vient d’être dit est applicable à plusieurs de nos villes. Ainsi j’ai vu arriver la même chose pour Bruges et Ostende ; et il ne serait pas extraordinaire, d’après cela, qu’en partant de l’une de ces villes, à 3 heures, par exemple, on pourrait, avec la rapidité des locomotives, arriver dans l’autre avant même qu’il y fût 3 heures, bien que ces villes soient distantes de soient distante de quatre à cinq lieues. Il est donc urgent de parer aux nombreux inconvéniens dont je me borne à signaler un seul.

Afin d’avoir un bon système pour la mesure du temps, il ne suffit pas d’établir des méridiennes, il est à désirer que le gouvernement prenne encore des dispositions propres à compléter ce qui a été fait jusqu’ici. À cet effet, il me semble qu’il faudrait : 1o Adopter le temps moyen pour le temps légal dans toute l’étendue de la Belgique ;

2o Faire marquer aux horloges le temps moyen des localités où elles sont établie, et non le temps moyen de Bruxelles comme cela se pratique. Une même heure adoptée uniformément pour tout le royaume peut présenter des avantages pour le service de chemin de fer, mais ces avantages sont peu de chose à côté des inconvéniens nombreux qui peuvent se présenter. Il est d’ailleurs bien plus facile qu’une seule personne intelligente soit chargée de régler les horloges le long du chemin de fer en tenant compte de la différence des longitudes, que d’imposer cette correction à faire à un grand nombre de personnes dont il est déjà très difficile d’obtenir la correction la plus importante et la plus simple, celle relative à l’équation du temps.

J’avais à peine achevé la construction de la méridienne de Bruxelles, que je jugeai à propos de visiter Anvers pour rechercher des emplacemens propres à établir la méridienne ainsi que le petit observatoire destiné à la lunette méridienne que l’on construisait à Londres, et en même temps pour m’entendre avec les autorités locales sur tout ce qui était relatif aux constructions. Malgré la manière favorable et bienveillante dont mes propositions furent écoutées dans cette ville, les choses ne purent marcher qu’avec lenteur. La régence consentit à accorder un terrain pour la construction du pavillon astronomique dans le voisinage du grand bassin et contre la demeure de l’éclusier, mais en laissant à la charge du gouvernement les frais de construction. Ce terrain, un peu bas, présentait néanmoins un méridien qui par son étendue répondait amplement à tous les besoins. Du côté nord, on peut observer facilement toutes les étoiles circumpolaires même à leur passage inférieur, et, du côté sud, les édifices de la ville font à peine perdre une dizaine de degrés : par une espèce de compensation, la tour d’une petite église forme une mire toute préparée. L’emplacement est d’ailleurs extrêmement convenable pour les usages de la marine, à laquelle le petit édifice est spécialement consacré. M. l’architecte Bourla voulu bien me seconder et se charger de la direction des travaux, qui ne purent toutefois commencer qu’au printemps de l’année suivante, à cause des lenteurs qu’il fut impossible d’écarter, soit pour la formation, soit pour l’adoption des plans et la préparation des matériaux.

Il fut en même temps convenu que la méridienne serait établie dans la belle cathédrale d’Anvers, dont la nef, si élégante et si remarquable par les chefs-d’œuvre du premier de nos peintres, offre une largeur plus grande que celle de l’église de Ste.-Gudule à Bruxelles. Mais l’édifice n’étant pas aussi bien orienté, la méridienne coupe la nef diagonalement dans sa plus grande largeur, qui est de près de 67 mètres. L’ouverture circulaire, par où passent les rayons solaires, est plus grande que celle de Ste-Gudule et sa largeur a été calculée de manière que l’image même du soleil, et non la pénombre, pût se projeter à terre, même à l’époque du solstice d’hiver. Toutefois je ne pus terminer cette construction que quand le pavillon astronomique fut entièrement achevé.

Les petites lunettes méridiennes étaient arrivées vers la fin de 1836, et, conformément au plan que j’avais adopté, je résolu de

  1. On peut consulter à cet égard l’annuaire de l’Observatoire de Bruxelles, année 1837, pages 219 et suivantes.
  2. Pour diminuer autant que possible les difficultés de ma position, M. ministre a bien voulu me donner un aide pour les observations météorologiques.