Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/122

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transie montre que ce n’est pas là son giste. Demetrius le Grammairien, rencontrant dans le temple de Delphes une troupe de philosophes assis ensemble, il leur dit : Ou je me trompe, ou, à vous voir la contenance si paisible et si gaye, vous n’estes pas en grand discours entre vous. A quoy l’un d’eux, Heracleon le Megarien, respondit : C’est à faire à ceux qui cherchent si le futur du verbe βάλλω a double λ ou qui cherchent la derivation des comparatifs χεῖρων et βέλτιων, et des superlatifs χεῖριστον et βέλτιστον, qu’il faut rider le front, s’entretenant de leur science. Mais quant aux discours de la philosophie, ils ont accoustumé d’esgayer et resjouïr ceux qui les traictent, non les renfroigner et contrister.

Deprendas animi tormenta latentis in aegro
Corpore, deprendas et gaudia : sumit utrumque
Inde habitum facies.

L’ame qui loge la philosophie, doit par sa santé rendre sain encores le corps. Elle doit faire luire jusques au dehors son repos et son aise ; doit former à son moule le port exterieur, et l’armer par consequent d’une gratieuse fierté, d’un maintien actif et allegre, et d’une contenance contente et debonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c’est une esjouïssance constante : son estat est comme des choses au dessus de la Lune : tousjours serein. C’est « Barroco » et « Baralipton » qui rendent leurs supposts ainsi crotez et enfumés, ce n’est pas elle : ils ne la connoissent que par ouïr dire. Comment ? elle fait estat de serainer les tempestes de l’ame, et d’apprendre la fain et les fiebvres à rire, non par quelques Epicycles imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables. Elle a pour son but la vertu, qui n’est pas, comme dit l’eschole, plantée à la teste d’un mont coupé, rabotteux et inaccessible. Ceux qui l’ont approchée, la tiennent, au rebours, logée dans une belle plaine fertile et fleurissante, d’où elle void bien souz soy toutes choses ; mais si peut on y arriver, qui en sçait l’addresse, par des routtes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment et d’une pante facile et polie, comme est celle des voutes celestes. Pour n’avoir hanté cette vertu supreme, belle, triumfante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irreconciliable d’aigreur, de desplaisir, de crainte et de contrainte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compagnes ; ils sont allez, selon leur foiblesse, faindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rocher, à l’escart, emmy des ronces, fantosme à estonner les gens. Mon gouverneur, qui cognoist devoir remplir la volonté de son disciple autant ou plus d’affection que de reverence envers la vertu, luy sçaura dire que les poetes suivent les humeurs communes, et luy faire toucher au doigt que les Dieux ont mis plustost la sueur aux advenues des cabinetz de Venus que de Pallas. Et quand il commencera de se sentir, luy presentant Bradamant ou Angelique pour maistresse à jouïr, et d’une beauté naïve, active, genereuse, non hommasse mais virile, au prix d’une beauté molle, affettée, delicate, artificielle ; l’une travestie en garçon, coiffée d’un morrion luysant, l’autre vestue en garce, coiffée d’un attiffet emperlé : il jugera masle son amour mesme, s’il choisit tout diversement à cet effeminé pasteur de Phrygie. Il luy fera cette nouvelle leçon, que le prix et hauteur de la vraye vertu est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice, si esloigné de difficulté, que les enfans y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtilz. Le reglement c’est son util, non pas la force. Socrates, son premier mignon, quitte à escient sa force, pour glisser en la naïveté et aisance de son progrez. C’est la mere nourrice des plaisirs humains. En les rendant justes, elle les rend seurs et purs. Les moderant, elle les tient en haleine et en goust. Retranchant ceux qu’elle refuse, elle nous aiguise envers ceux qu’elle nous laisse : et nous laisse abondamment tous ceux que veut nature, et jusques à la satiété, maternellement, sinon jusques à la lasseté (si d’adventure nous ne voulons dire que le regime qui arreste le beuveur avant l’yvresse, le mangeur avant la crudité, le paillard avant la pelade, soit ennemy de nos plaisirs). Si la fortune commune luy faut, elle luy eschappe ou elle s’en passe, et s’en forge une autre toute sienne, non plus flottante et roulante. Elle sçait estre riche et puissante et sçavante, et coucher dans des matelats musquez. Elle aime la vie, elle aime la beauté et la gloire et la santé. Mais son office propre et particulier c’est sçavoir user de ces biens là regleement, et les sçavoir perdre constamment : office bien plus noble qu’aspre, sans lequel tout cours de vie est desnaturé, turbulent et difforme, et y peut on justement attacher ces escueils, ces haliers et ces monstres. Si ce disciple se rencontre de si diverse condition, qu’il aime mieux ouyr une fable que la narration d’un beau voyage ou un sage propos quand il l’entendra : qui, au son du tabourin qui arme la jeune ardeur de ses compagnons, se destourne à un autre qui l’appelle au jeu des batteleurs ; qui, par souhait, ne trouve plus plaisant et plus doux revenir poudreux et victorieux d’un combat, que de la paulme ou du bal avec le pris de cet exercice : je n’y trouve autre remede, sinon que de bonne heure son gouverneur l’estrangle, s’il est sans tesmoins, ou qu’on le mette patissier dans quelque bonne ville, fust-il fils d’un duc, suivant le precepte de Platon qu’il faut colloquer les enfans non selon les facultez de leur pere, mais selon les facultez de leur ame. Puis que la philosophie est celle qui nous instruict à vivre, et que l’enfance y a sa leçon, comme les autres aages, pourquoi ne la luy communique l’on ?

Udum et molle lutum est ; nunc nunc properandus et acri
Fingendus sine fine rota.

On nous aprent à vivre quand la vie est passée. Cent escoliers