Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/53

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redire ces mesmes mots) ; aussi qu’il défia le Roy de le combatre en chemise avec l’espée et le poignard, dans un bateau, le-dit seigneur de Langey, suivant son histoire, adjouste que les-dicts Ambassadeurs, faisans une despesche au Roy de ces choses, lui en dissimulerent la plus grande partie, mesmes luy celerent les deux articles precedens. Or, j’ay trouvé bien estrange qu’il fut en la puissance d’un Ambassadeur de dispenser sur les advertissemens qu’il doit faire à son maistre, mesme de telle consequence, venant de telle personne, et dites en si grand’ assemblée. Et m’eut semblé l’office du serviteur estre de fidelement representer les choses en leur entier, comme elles sont advenues : affin que la liberté d’ordonner, juger et choisir demeurast au maistre. Car de luy alterer ou cacher la verité, de peur qu’il ne la preigne autrement qu’il ne doit, et que cela ne le pousse à quelque mauvais party, et ce pendant le laisser ignorant de ses affaires : cela m’eut semblé appartenir à celuy qui donne la loy, non à celuy qui la reçoit, au curateur et maistre d’escholle, non à celuy qui se doit penser inferieur, non en authorité seulement, mais aussi en prudence et bon conseil. Quoy qu’il en soit, je ne voudroy pas estre servy de cette façon, en mon petit faict. Nous nous soustrayons si volontiers du commandement sous quelque pretexte, et usurpons sur la maistrise ; chacun aspire si naturellement à la liberté et authorité, qu’au superieur nulle utilité ne doibt estre si chere, venant de ceux qui le servent, comme luy doit estre chere leur naïfve et simple obeissance. On corrompt l’office du commander, quand on y obeit par discretion, non par subjection. Et Publius Crassus, celuy que les Romains estimerent cinq fois heureux, lors qu’il estoit en Asie consul, ayant mandé à un ingenieur Grec de luy faire mener le plus grand des deux mas de navire qu’il avoit veu à Athenes, pour quelqu’ engin de batterie, qu’il en vouloit faire, cetuy cy, sous titre de sa science, se donna loy de choisir autrement, et mena le plus petit, et, selon la raison de son art, le plus commode. Crassus, ayant patiemment ouy ses raisons, luy feit tres-bien donner le fouet : estimant l’interest de la discipline plus que l’interest de l’ouvrage. D’autre part, pourtant, on pourroit aussi considerer que cette obeissance si contreinte n’appartient qu’aux commandements precis et prefix. Les ambassadeurs ont une charge plus libre, qui, en plusieurs parties, depend souverainement de leur disposition : ils n’executent pas simplement, mais forment aussi et dressent par leur conseil la volonté du maistre. J’ay veu en mon temps des personnes de commandement reprins d’avoir plustost obei aux paroles des lettres du Roy, qu’à l’occasion des affaires qui estoient pres d’eux. Les hommes d’entendement accusent encore l’usage des Roys de Perse de tailler les morceaux si courts à leurs agents et lieutenans, qu’aux moindres choses ils eussent à recourir à leur ordonnance : ce delay, en une si longue estendue de domination, ayant souvent apporté de notables dommages à leurs affaires. Et Crassus, escrivant à un homme du mestier, et luy donnant advis de l’usage auquel il destinoit ce mas, sembloit-il pas entrer en conference de sa deliberation et le convier à interposer son decret ?

De la Peur.Chap. XVIII.


OBstupui, steteruntque comae, et vox faucibus haesit.

Je ne suis pas bon naturaliste (qu’ils disent) et ne sçay guiere par quels ressors la peur agit en nous ; mais tant y a que c’est une estrange passion : et disent les medecins qu’il n’en est aucune qui emporte plustost nostre jugement hors de sa deue assiette. De vray, j’ay veu beaucoup de gens devenus insensez de peur : et aux plus rassis, il est certain, pendant que son accés dure, qu’elle engendre de terribles esblouissemens. Je laisse à part le vulgaire, à qui elle represente tantost les bisayeulx