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PREFACE.

absolüement en l’idiome François, parce qu’Æschynes & Calvus l’eussent condemnée aux leurs : sans considerer qu’une qualité contraire, sçavoir est imperfection à cestuy-là, perfection à ceux-cy, rend l’accession esgalement bien à luy, & mal à eux. C’est faire comme le singe qui s’enfuiroit bel erre, de peur qu’on ne le prist par la queue, s’il avoit ouy dire qu’un renard auroit esté happé par là. N’ont-ils pas aussi raison, je vous prie, qui pour huict, ou dix motz qui leur sembleront estrangers, ou hardis, ou quelque maniere de parler Gasconne, en cet ouvrage, celeste par tout, & au langage mesme, suiveront l’exemple de celuy, qui contemplant à loisir Venus toute nuë, ne feit semblant ny d’admirer, ny de dire mot, jusques à ce qu’un fil bigarré, peut estre, qu’il apperceut au tissu de son ceston, luy feit envie de parler pour mesdire ? Quand je le deffends de telles charges, je me mocque : prions les que pour luy reprocher plus plaisamment ses erreurs, ils se mettent à les contrefaire. Qu’ilz nous forgent cent vocables à leur poste, pourveu qu’un en die trois ou quatre ordinaires : & vocales qui percent où les autres frayent simplement. Qu’ilz nous representent mille nouvelles phrases qui dient en demy ligne, le subject, le succez, & la louange de quelque chose ; tres belles, delicates, vifves, & vivifiantes phrases ; mille metaphores esgalement admirables, & inouyes ; mille trespropres applications de motz enforcis & approfondis, à divers & nouveaux sens (car voilà l’innovation que j’y treuve, & qui, si c’est par la grace de Dieu, celle qu’on craint, n’est pas aumoins celle qu’on imite) & tout cela dis-je, sans qu’un Lecteur y puisse rien accuser, que nouveauté, mais bien Françoise : lors nous leur permettrons de nous attribuer leurs escritz, affin de les descharger de la honte, qu’ils encourroient d’en porter le tiltre. Or à mesure que jardiner à propos une langue, est un plus bel œuvre, à mesure est-il permettable à moins de gens, comme dict mon Pere. C’est à quelques jeunes courtisans, sans parler de tant d’escrivains, qu’il faudroit donner de l’argent pour ne s’en mesler plus ; lesquels ne cherchent pas d’innover pour amender ; mais d’empirer pour innover : & qui pis est, avec condemnation des vieux vocables, qui sont ou meilleurs, ou s’ils sont egaux, doivent encores estre preferez par l’usage ; &, apres tout, qui ne se peuvent rejetter qu’au mespris de l’apprentissage de nostre langue entre les estrangers, pour ne la pouvoir happer non plus que Prothée ; & d’abondant à la ruine des livres qui les ont employez. Ilz ont beau faire, pourtant, on se mocquera bien de nostre sottise à nous autres, quand nous dirons son lever, son col, la servitude, au lieu de leurs nouveaux termes, son habiller, son coulx, son esclavitude, & semblables importantes corrections : mais quand ilz viendront à chocquer avec le temps Amiot, & Ronsard sur ces mots là, qu’ilz s’attendent de perdre les arsons. Pour descrire le langage des Essais, il le faut transcrire : il n’ennuye jamais le Lecteur, que quand il cesse : & tout y est parfaict, sauf la fin. Les Dieux, & les Deesses donnerent leur langue à ce livre, ou desormais ils ont pris la sienne. C’est le clou qui fixera la volubilité de nostre idiome, continue jusques icy : son credit qui s’eslevera jour à jour jusques au ciel, empeschant que de temps en temps on ne trouve suranné ce que nous disons aujourd’huy ; parce qu’il perseverera de le dire, & le faisant juger bon, d’autant qu’il sera sien. On le reprend apres de la licence de ses parolles, contre la ceremonie ; dont il s’est si bien revengé luy mesme, qu’il a deschargé chacun d’en prendre la peine. Aussi n’oserions nous dire, si nous pensons, ou non, qu’un homme soit plus habille pour establir la pratique de l’amour, legitime, honneste, & sacramentalle, & sa theorique horrible, & diffa-