Car je ne voy le tout de rien : Ne font pas, ceux qui promettent de
nous le faire veoir. De cent membres et visages qu’a chaque chose,
j’en prens un tantost à lecher seulement, tantost à effleurer ; et
par fois à pincer jusqu’à l’os. J’y donne une poincte, non pas le
plus
largement, mais le plus profondement que je sçay. Et aime plus
souvent à les saisir par quelque lustre inusité. Je me hazarderoy
de
traitter à fons quelque matière, si je me connoissoy moins. Semant
icy un mot, icy un autre, eschantillons despris de leur piece,
escartez,
sans dessein et sans promesse, je ne suis pas tenu d’en faire bon, ny
de m’y tenir moy mesme, sans varier quand il me plaist ; et me rendre au
doubte et incertitude, et à ma maistresse forme, qui est l’ignorance.
Tout mouvement nous descouvre.
Cette mesme ame de Caesar, qui se faict voir à ordonner et dresser
la bataille de Pharsale, elle se faict aussi voir à dresser des
parties oysives et amoureuses. On juge un cheval, non seulement à le
voir manier sur une carriere, mais encore à luy voir aller le pas,
voire et à le voir en repos à l’estable.
Entre les functions de l’ame il en est de basses : qui ne la void
encor
par là, n’acheve pas de la connoistre. Et à l’adventure la
remarque
l’on mieux où elle va son pas simple. Les vents des passions la
prennent plus en ces hautes assiettes. Joint qu’elle se couche entiere
sur chasque matiere, et s’y exerce entiere, et n’en traitte jamais
plus
d’une à la fois. Et la traitte, non selon elle, mais selon soy.
Les
choses à part elles ont peut estre leurs poids et mesures et
conditions ; mais au dedans, en nous, elle les leur taille comme
elle
l’entend. La mort est effroyable à Ciceron, desirable à Caton,
indifferente à Socrates. La santé, la conscience, l’authorité, la
science, la richesse, la beauté et leurs contraires se despouillent
à
l’entrée, et reçoivent de l’ame nouvelle vesture, et de la teinture
qu’il lui plaist : brune, verte, claire, obscure, aigre, douce,
profonde,
superficielle, et qu’il plaist à chacune d’elles : car elles n’ont pas
verifié en commun leurs stiles, regles et formes : chacune est Royne
en son estat. Parquoy ne prenons plus excuse des externes qualitez des
choses : c’est à nous à nous en rendre compte. Nostre bien et
nostre
mal ne tient qu’à nous. Offrons
y nos offrandes et nos voeus, non pas à la fortune : elle ne peut
rien sur nos meurs : au rebours, elles l’entrainent à leur suitte et
la
moulent à leur forme. Pourquoy ne jugeray-je d’Alexandre à table,
devisant et beuvant d’autant ? Ou s’il manioit des eschecs, quelle
corde de son esprit ne touche et n’employe ce niais et puerille jeu ?
Je le hay et fuy, de ce qu’il n’est pas assez jeu, et qu’il nous
esbat
trop serieusement, ayant honte d’y fournir l’attention qui suffiroit à
quelque bonne chose. Il ne fut pas plus enbesoigné à dresser son
glorieux passage aus Indes ; ny cet autre à desnouer un passage
duquel dépend le salut du genre humain. Voyez combien nostre ame
grossit et espessit cet amusement ridicule : si tous ses nerfs ne
bandent : combien amplement elle donne à chacun loy en cela, de se
connoistre, et de juger droittement de soy. Je ne me voy et retaste
plus universellement en nulle autre posture. Quelle passion ne nous y
exerce ? la cholere, le despit, la hayne, l’impatience et une vehemente
ambition de vaincre, en chose en laquelle il seroit plus excusable
d’estre ambitieux d’estre vaincu. Car la précellence rare et
au dessus
du commun messied à un homme d’honneur en chose frivole. Ce que je
dy
en cet exemple, se peut dire en tous autres : chasque parcelle, chasque
occupation de l’homme l’accuse et le montre également qu’un’ autre.
Democritus et Heraclytus ont esté deux philosophes, desquels le premier, trouvant vaine et ridicule l’humaine condition, ne sortoit en public qu’avec un visage moqueur et riant ; Heraclitus, ayant pitié et compassion de cette mesme condition nostre, en portoit le visage continuellement atristé, et les yeux chargez de larmes,
Ridebat, quoties à limine moverat unum
Protuleratque pedem ; flebat contrarius alter.
J’ayme mieux la premiere humeur, non par ce qu’il est plus plaisant de rire que de pleurer, mais parce qu’elle est plus desdaigneuse, et qu’elle nous condamne plus que l’autre : et il me semble que nous ne pouvons jamais estre assez mesprisez selon nostre merite. La plainte et la commiseration sont meslées à quelque estimation de la chose qu’on plaint ; les choses dequoy on se moque, on les estime sans pris. Je ne pense point qu’il y ait tant de malheur en nous comme il y a de vanité, ny tant de malice comme de sotise : nous ne sommes pas si pleins de mal comme d’inanité ; nous ne sommes pas si miserables comme nous sommes viles. Ainsi Diogenes, qui baguenaudoit a-part soy, roulant son tonneau et hochant du nez le grand Alexandre, nous estimant des