Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes II.djvu/15

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s’apercevoir. Demeuré seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s’efforçant de prendre un air paternel :

— Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques pas de moi et que tu as réellement perdu la tête. Non seulement j’excuse ta démarche, mais je consens à ne point t’en punir. Je suis fâché que ton pauvre diable de père ait fait banqueroute et qu’il ait décampé ; c’est fort triste, et je comprends assez que cela t’ait tourné la cervelle. Je veux faire quelque chose pour toi ; prends un pliant et assieds-toi là.

— C’est inutile, monsieur, répondit Croisilles ; du moment que vous me refusez, je n’ai plus qu’à prendre congé de vous. Je vous souhaite toutes sortes de prospérités.

— Et où t’en vas-tu ?

— Écrire à mon père et lui dire adieu.

— Eh, que diantre ! on jurerait que tu dis vrai ; tu vas te noyer, ou le diable m’emporte.

— Oui, monsieur ; du moins je le crois, si le courage ne m’abandonne pas.

— La belle avance ! fi donc ! quelle niaiserie ! Assieds-toi, te dis-je, et écoute-moi.

M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c’est qu’il n’est jamais agréable qu’on dise qu’un homme, quel qu’il soit, s’est jeté à l’eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatière, jeta un regard distrait sur son jabot, et continua.