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musée des familles.

tations des clubs et du proconsul, retourna à Douarnenez le jour même, et continua ses recherches.

Kernan revint le soir au Porzik ; il apprit aux deux jeunes gens que l’exécution du comte était retardée, sans leur dire pour quelle raison, et il annonça son intention d’aller chaque jour à Brest savoir ce qui s’y passait. Mais, par-dessus toutes choses, il leur recommanda de ne pas mettre le pied au-dehors.

Marie, d’ailleurs, était couchée et mourante. Cette dernière épreuve l’avait brisée.

Pendant treize jours, Kernan partit le matin et revint le soir sans rapporter aucun fait nouveau. La plupart des pêcheurs arrêtés à Morgat, avec leurs femmes et leurs enfants, avaient été exécutés. Quant au comte, un miracle seul pouvait le sauver.

Le soir du treizième jour, le 26 juillet, Kernan, parti le matin, suivant sa coutume, ne rentra pas, et Henry passa la nuit dans une mortelle inquiétude.


XV. — la confession.

Le retour de Kernan avait été, en effet, retardé par une rencontre inattendue. Il était neuf heures du soir ; il revenait désespéré ; on annonçait pour le lendemain l’exécution du ci-devant comte de Chanteleine. Karval, ne pouvant retrouver la jeune fille, avait enfin ordonné le supplice.

Kernan était décidé à employer les moyens extrêmes pour enlever le comte à la fatale charrette qui le conduirait à l’échafaud. Mais avant de prendre un parti, il voulut revoir le chevalier et sa nièce Marie, pour la dernière fois peut-être. Il marcha donc à grands pas, après avoir longtemps rôdé autour de la prison.

Déjà il avait traversé le port de Brest, et il remontait les rues roides et détournées de Recouvrance, quand il aperçut, marchant devant lui, un homme dont la tournure le frappa. L’obscurité n’était pas encore assez grande pour qu’il pût s’y méprendre. Certains détails lui firent venir la pensée que cet homme était celui qu’il haïssait tant. Bientôt il ne put en douter.

— Karval ! se dit-il, Karval !

La haine, la colère, le désir de la vengeance, l’aveuglèrent un instant, au point qu’il fut prêt à se jeter sur le misérable et à le tuer sur place. Mais il parvint à se contenir.

— Je le tiens, dit-il, du sang-froid !

Kernan se prit à suivre Karval ; il ôta ses souliers ; il le laissa prendre une certaine avance sur lui pour n’être pas remarqué, et, courant pieds nus quand son ennemi venait à tourner l’angle d’une rue, il reprenait sa piste comme un sauvage des prairies d’Amérique.

Karval s’engagea dans les petites ruelles montantes si nombreuses dans ce quartier de la ville. L’obscurité s’accroissait peu à peu, et les rues devenaient désertes ; Kernan dut se rapprocher de Karval pour ne pas le perdre de vue. D’ailleurs le misérable, ne soupçonnant pas la présence du Breton dans la ville, ne l’aurait pas reconnu. Cependant il ne tarda pas à voir qu’il était suivi, et il pressa le pas. Kernan, craignant à chaque instant qu’une porte ne s’ouvrît devant lui, résolut de l’aborder. Il hâta donc sa marche, et le rejoignit près du chemin de ronde, le long des fortifications de la ville.

Karval recula vivement, et, d’une voix peu rassurée, il dit au Breton :

— Que me veux-tu, citoyen ?

— J’ai une dénonciation à te faire, répondit Kernan.

— Ce n’est ni le lieu ni l’heure, répliqua Karval, dont le Breton avait saisi le bras.

— Si, pour un patriote comme toi… Mon affaire intéresse la République.

— Enfin, que veux-tu ?

— Tu cherches la citoyenne de Chanteleine.

— Ah ! fit Karval en reprenant confiance dans sa haine, tu sais où elle est ?

— Elle est en mon pouvoir, répondit Kernan, et je puis te la livrer.

— Tout de suite ?

À l’instant même.

— Et que demandes-tu pour cela ? dit le misérable.

— Rien. Viens donc.

— Attends ; le poste des remparts n’est pas loin. Je vais prendre quelques hommes, et, pas plus tard que demain, la citoyenne fera la bascule sous les yeux de son père.

Le poignet de fer du Breton serra si violemment le bras de Karval, que celui-ci ne put retenir un cri. En ce moment, la lueur d’un réverbère tomba sur la figure de Kernan, et Karval le regarda. Soudain ses traits se décomposèrent, et d’une voix articulée il s’écria :

— Kernan ! Kernan !

Il voulut appeler au secours, mais la voix lui manqua ; il tremblait ; ce bandit était le plus lâche des hommes. D’ailleurs, il pouvait être effrayé avec raison ; la figure de Kernan étincelait, et sa main était armée d’un large coutelas, dont la pointe s’appuyait sur la poitrine du républicain.

— Un mot, et tu tombes mort, dit le Breton d’une voix grave ; tu vas me suivre.

— Mais que veux-tu ? balbutia le misérable.

— Te faire voir Mlle  de Chanteleine ; mets ton bras sous le mien ! Allons, pas de façons ! tu n’es pas de force ; nous allons passer devant des maisons habitées, devant des postes même ; tu sentiras toujours cette lame appuyée sur ton cœur ; au moindre cri, je l’enfonce. Mais je sais que tu es un lâche, tu ne crieras pas.

Karval ne put répondre ; saisi dans un étau de fer, il suivit le Breton ; et ces deux hommes, bras dessus, bras dessous, avaient l’air de deux amis. Kernan se dirigea vers la porte de Recouvrance ; plusieurs fois des passants attardés croisèrent Kernan et Karval ; celui-ci n’osa pas ouvrir la bouche ; il sentait la pointe du poignard qui déchirait ses vêtements.

Les rues devenaient de plus en plus désertes ; il y avait de gros nuages noirs qui rendaient la nuit très-obscure. Parfois Kernan serrait si fort son compagnon que des cris sourds s’échappaient de la bouche du misérable.

— Tu me fais mal, disait-il.

— Ce n’est rien, répondait le Breton.

Enfin ils arrivèrent à la poterne. Là, était une porte assez vivement éclairée ; Karval vit les soldats allant et venant dans le corps de garde ; il n’avait qu’un cri à jeter pour se faire entendre ; il se tut pourtant !

À dix pas, la sentinelle se promenait de long en large. Karval frôla le soldat en passant ; il n’avait qu’un signe à faire ; il ne le fit pas. Le poignard de Kernan entrait dans sa poitrine, et quelques gouttes de sang filtraient à travers ses habits.

Bientôt la double enceinte fortifiée fut dépassée ; les deux hommes remontèrent la grande route pendant un quart de lieue dans le plus grand silence, Karval toujours rivé à Kernan ; puis le Breton se jeta dans un chemin couvert sur la gauche, et ne tarda pas à arriver à l’un