Page:Nel - L'empoisonneur, 1928.djvu/43

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
42
L’EMPOISONNEUR

Et cependant, le même soir, tandis que sa maîtresse recevait des applaudissements habituels d’un public admirateur et enthousiaste, la petite soubrette, poussée par une force obscure, irrésistible, se trouva, sans savoir comment, sur le terrain du cirque, dissimulée dans un coin sombre, épiant celui qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer.

La foule achevait d’entrer dans la grande tente et le jeune caissier comptait sa recette. Malgré son teint hâlé, ses traits plus mâles, ses épaules plus larges, c’était bien lui, lui, son fiancé, son « promis » qu’une autre lui avait ravi, sans doute, mais qui n’avait pu l’oublier complètement. Avec une joie un peu égoïste, elle crut lui trouver une expression de mélancolie qu’elle ne lui connaissait pas autrefois. Alors, il la regrettait peut-être ?… Ce doute la torturait ; ces alternatives d’espérance et de découragement l’exaspéraient ; elle voulut savoir et s’avança résolument vers lui.

Mais au même instant, une jeune fille sortit de la tente et vint auprès du jeune homme ; Jeannette hésita une seconde, se demandant si elle n’allait pas la défier et, malgré sa présence, exiger d’Hector les explications auxquelles elle avait droit ; mais elle la trouva si belle, — plus belle encore que sur son portrait, que sur les affiches, plus belle enfin qu’elle ne se l’était jamais imaginée — qu’elle tourna les talons et s’enfuit, le cœur brisé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et cependant… !

Tout le personnel du cirque considérait Miss Arabella et son bel Hector comme fiancés. On avait d’abord remarqué que la jeune fille recherchait sa présence et que, si elle semblait maussade et mélancolique loin de lui, son regard s’adoucissait et son visage s’éclairait d’un sourire dès qu’elle l’apercevait. Et puis le bonhomme Baldwin ne donnait-il pas à chaque instant de formidables tapes sur l’épaule de son caissier, signe évident d’affection, et la grosse Madame ne le couvait-elle pas d’un œil quasi maternel ?

Enfin, Hector semblait faire déjà partie de la famille et quand il marchait en compagnie de la jeune héritière, de malins clignements d’yeux s’échangeaient sur leur passage, agrémentés de plaisanteries faites à mi-voix et dont les plus inoffensives étaient :

« À quand la noce ? »

« Lâchez-vous ou ben donc mariez-vous ! »

Pourtant, bien qu’une grande amitié se fut établie entre Miss Arabella et Hector, ce dernier ne lui avait pas caché qu’il était fiancé et que, tant qu’il n’aurait pas la certitude d’avoir été oublié, il resterait fidèle à son engagement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voilà ce qu’aurait pu apprendre Jeannette si la beauté de sa supposée rivale ne l’avait trop vite découragée et poussée à renoncer à la lutte.

Au lieu d’avoir cette joie, la malheureuse jeune fille erra dans les rues, désemparée, l’âme en deuil, recherchant la solitude, jusqu’à l’heure où elle devait se remettre à la disposition de sa maîtresse. Dans sa promenade mélancolique, elle marchait le regard fixe, perdu dans un rêve lointain, elle ignorait les passants attardés qui la dévisageaient, ne remarquait même pas le manège de quelques noctambules en quête d’aventure, la frôlant au passage ou la suivant de façon indiscrète.

Quand Lise de Beauval pénétra dans sa loge, encore toute frémissante de son art et de l’enthousiasme de l’auditoire, après son « tour de chant », elle y trouva sa servante affaissée dans un fauteuil, paupières rougies, lèvres exsangues, une expression de profonde douleur empreinte sur ses traits tirés. Elle s’inquiéta de son chagrin et sa tendre sollicitude provoqua une détente chez ce pauvre petit être qu’on avait toujours plus rudoyé que choyé.

Blottie dans les bras qu’on lui tendait d’un geste de grande sœur protectrice, Jeannette se reprit à sangloter en balbutiant douloureusement, comme un enfant blessé :

— Oh ! Madame !… Madame !…

Puis, encouragée par les questions délicates et affectueuses de sa maîtresse, elle lui confessa tout son désappointement. Lise de Beauval eut bien voulu trouver des phrases de consolation, mais elle ne put que pleurer avec elle, en murmurant :

— Ah ! les hommes !… les hommes !…

Exactement l’inverse de ce qu’avait murmuré l’année précédente, dans les bois