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L’EMPOISONNEUR

de Cochrane, son mari fugitif, le solitaire Paul Gravel.

Car si la jeune femme plaignait sincèrement la petite soubrette, elle pleurait aussi sur son propre malheur, sur sa vie brisée par deux hommes, un lâche assaillant d’abord, un mari trop sévère ensuite.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’engagement de Lise de Beauval à Providence touchait à sa fin ; en effet, le Théâtre Métropolitan l’attendait à Boston le lendemain même du jour où se produisit une rencontre non moins étrange et assez énigmatique pour les deux jeunes femmes.

Quand, après la soirée, elles pénétrèrent dans le hall du « Biltmore Hôtel », où se trouvait leur appartement, un homme de belle apparence, vêtu à la dernière mode, venait de signer sur le registre et s’apprêtait à suivre le « groom ». Jeannette reçut un choc au cœur en l’apercevant ; elle s’excusa auprès de sa maîtresse et d’un élan instinctif, s’avança vers l’étranger, s’écriant sans penser à ce qu’elle disait :

— Comment ?… Vous ici ?… C’est ainsi que je vous retrouve ?

L’inconnu regarda un peu surpris cette jolie fille, puis une lueur d’émotion brilla dans son regard et il sembla à Jeannette qu’il était prêt à lui ouvrir les bras quand il interrogea :

— Est-ce que par hasard vous seriez… ?

Il n’acheva pas !… Lise de Beauval s’était approchée à son tour, en proie à une vive excitation et disait ardemment :

— Enfin, Paul, je vous retrouve !

Alors, l’homme reprit son expression hautaine et indifférente et dit avec une politesse un peu sèche :

— Mademoiselle, je ne crois pas avoir jamais eu l’honneur de vous être présenté ! … Quant à vous, Madame, vous comprendrez que je désire ne pas vous reconnaître !

Et, laissant là les deux femmes médusées, il rejoignit le « groom » qui l’attendait dans l’ascenseur. Le premier moment de stupeur passé, Lise et Jeannette allèrent se pencher sur le registre où une main ferme venait de tracer ces mots :

« PAUL GRAVEL, MONTRÉAL. »

— J’aurais pourtant juré que c’était mon père, murmura Jeannette.

— Non, c’est… c’était mon mari ! répondit Lise de Beauval, en refoulant ses larmes.


XII

PAUL OU JOSEPH ?


Une fois enfermé dans sa chambre, l’étranger perdit sa belle contenance ! Il se prit à réfléchir à la double rencontre qu’il venait de faire et aux conséquences qu’elle pouvait entraîner.

Ainsi, Lise Gravel, la jeune mère abandonnée, était maintenant cette jolie femme connue sous le pseudonyme de Lise de Beauval et s’était acquis aux États-Unis une grande réputation de chanteuse. Elle était donc à l’abri du besoin et il était peu probable qu’ayant reconnu son mari, elle cherchât à se faire octroyer une pension. Cependant, par le cri du cœur qu’elle avait poussé :

« Enfin, Paul, je vous retrouve ! »

On sentait que l’amour n’était pas mort dans ce cœur délaissé. Or, une femme montre beaucoup plus d’acharnement dans la poursuite de son bonheur que dans la défense de ses intérêts. Ayant revu un instant son mari, ayant senti combien était restée vivace l’affection qui l’attachait à lui, n’allait-elle pas tout tenter pour le retrouver et reprendre la vie commune ?

Le front soucieux, l’homme songeait aux terribles conséquences d’une semblable aventure.

Puis, ses pensées s’orientèrent vers un autre but. Cette jeune fille, qui semblait accompagner Lise, cet ange aux cheveux blonds, aux yeux célestes, qui s’était subitement dressé devant lui, avait fait battre son cœur d’une violente émotion.

Ah ! comme il eût voulu lui ouvrir les bras et lui crier :

« Oui, c’est moi, mon enfant. Viens dans mes bras. Je suis riche, je veux maintenant assurer le bonheur de ceux que j’ai oubliés jadis ! »

Mais, au moment où il allait peut-être céder à cette impulsion, l’autre s’était approchée, et, à son cri, il avait tout de suite deviné qu’elle était Lise Gravel, la femme qui pouvait le démasquer et le perdre, l’envoyer au bagne, à l’échafaud même, lui, le paria, le voleur, le faussaire, l’assassin.

En un instant, toute sa vie de crimes se