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LE CAS WAGNER


l’âme moderne, — à quel point elle m’est néfaste, cette orchestration wagnérienne. Je la compare à un siroco. Une sueur contrariante se répand sur moi. C’en est fait de mon humeur de beau temps.

Cette musique de Bizet me semble parfaite. Elle approche avec une allure légère, souple, polie. Elle est aimable, elle ne met point en sueur. « Tout ce qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds délicats » : première thèse de mon Esthétique. Cette musique est méchante, raffinée, fataliste : elle demeure quand même populaire, — son raffinement est celui d’une race et non pas d’un individu. Elle est riche. Elle est précise. Elle construit, organise, s’achève : par là elle forme un contraste avec le polype dans la musique, avec la « mélodie infinie ». A-t-on jamais entendu sur la scène des accents plus douloureux, plus tragiques ? Et comment sont-ils obtenus ! Sans grimace ! Sans faux-monnayage ! Sans le mensonge du grand style ! — Enfin : cette musique suppose l’auditeur intelligent, même s’il est musicien, — et en cela aussi elle est l’antithèse de Wagner qui, quel qu’il soit quant au reste, était en tous les cas le génie le plus malappris du monde. (Wagner nous prend pour des — —, il dit une chose jusqu’à ce que l’on désespère, — jusqu’à ce qu’on y croie.)

Et encore une fois : je me sens devenir meilleur lorsque ce Bizet s’adresse à moi. Et aussi meilleur musicien, meilleur auditeur. Est-il possible de mieux écouter ? — J’ensevelis mes oreilles sous cette musique, j’en perçois les origines. Il me semble que j’assiste à sa naissance — je tremble devant les