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LE CRÉPUSCULE DES IDOLES

nécessité, agacé sans cesse par le désir d’une forte croyance et par son incapacité à y parvenir (— en cela un romantique typique !). Le désir d’une forte croyance n’en est point la preuve, tout au contraire. Lorsque l’on possède cette croyance, on peut se payer le luxe du scepticisme : on est assez sûr, assez ferme, assez lié pour cela. Carlyle étourdit quelque chose en lui-même par le fortissimo de sa vénération pour les hommes d’une forte croyance et par sa rage contre les moins stupides : il a besoin du bruit. Une déloyauté envers lui-même, constante et passionnée, — c’est là ce qui lui est propre, c’est par là qu’il demeure intéressant. — Il est vrai qu’en Angleterre on l’admire précisément à cause de sa loyauté… Eh bien ! c’est très anglais cela, et si l’on considère que les Anglais sont le peuple du cant parfait, c’est même légitime et non pas seulement compréhensible. Au fond Carlyle est un athée anglais qui veut mettre son honneur à ne point l’être.

13.

Emerson. — Il est beaucoup plus éclairé, plus divers, plus multiple, plus raffiné que Carlyle, et, avant tout, il est plus heureux… Il est de ceux qui ne se nourrissent instinctivement que d’ambroisie, et qui laissent de côté ce qu’il y a d’indigeste dans les choses. Opposé à Carlyle, c’est un homme de goût. — Carlyle, qui l’aimait beaucoup, disait de lui, malgré cela : « Il ne nous donne pas assez à mettre sous la dent. » Ce qui peut avoir été dit avec raison, mais pas au détriment d’Emerson.