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LE VOYAGE SENTIMENTAL


Nous verrons des vaisseaux, que le couchant embrase,
Glisser, les mâts tendus, sur l’infini serein,
Et nous évoquerons les soirs roses d’extase
De Paul et Virginie et de Claude Lorrain.

Alors nous quitterons les îles bocagères,
Les villages teintés du bleu des horizons,
Monikendam qui fait, sous les brises légères,
Luire comme des lis le seuil de ses maisons,

Nous irons en courant vers la divine Espagne,
Pays incendié, si sordide et si beau
Que l’on va sans chercher si la morne campagne
Mène à Vallãdolid ou bien à Bilbao…

Nous irons les yeux pleins d’azur, l’âme étourdie,
Mordant au piment rouge, au sucre, au fruit marin,
Et nous verrons un soir surgir Fontarabie,
Ronde et fumeuse ainsi qu’un bouclier d’airain !

Nous demeurerons là, sur un balcon qui bombe,
Sous le vitrail fragile et clair du mirador,
Regardant le jour bleu qui pâlit et succombe,
Entraîné par le poids glissant du soleil d’or…

Nous entendrons, le soir, le cri des poissonnières
Monter comme la voix des sirènes en feu,
Il semblera que l’ombre et la nature entière
S’appellent vers un lit sanglotant et joyeux.