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mes cris en les imitant. « Tiens, attrape, rosse, feignant. Je parie qu’il va appeler sa mère, l’imbécile. » — Je vois encore rouge rien qu’à vous raconter ces scènes.

Mais je ne devais pas espérer d’échapper à ma fonction. Marche ou crève est le mot qui se dit là, et qui se vérifie. Tout juste l’année précédente, non avec le même capitaine, mais sur le même navire, mon prédécesseur comme décolleur — un jeune homme de vingt ans — avait été encore roué de coups la veille de sa mort, et le matin même, comme il s’était déclaré incapable de se lever, le second du bord était venu dans le poste de l’équipage et lui avait asséné, dans son lit, plusieurs coups de bottes sur le ventre. « Frappez plus fort, suppliait le malheureux. Tuez-moi tout de suite, je ne demande plus autre chose. » — Enfin, on le laissa. Lorsque les chaloupes revinrent, il était mort.

Il faut reconnaître qu’il y a pourtant une excuse à ces brutalités. Dans un milieu où chacun a déjà plus qu’il ne peut porter de souffrances physiques, il ne reste guère de place pour le sentiment. À quoi aboutirait-on avec du sentiment ? La règle inéluctable, le seul principe qui résiste là est que chacun doit faire ce qu’il s’est engagé à faire. — Aussi c’est là qu’on les voit, les vrais bons, non les bons après bien dîner, mais les bons par pure volonté. Prendre sur la faim et la soif, sur ses blessures, sur tout un corps qui tressaille de douleurs, pour venir volontairement en aide à celui qui vous semble supporter plus difficilement que vous-même son fardeau de souffrances : voilà de l’héroïsme.