Page:Paquin, Huot, Féron, Larivière - La digue dorée, 1927.djvu/7

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
5
LE ROMAN DES QUATRE

le pur les yeux larges et noirs faisaient des trous de lumière ; et ces yeux brillaient, animés d’une vie ardente. Deux petites fossettes dans les joues encadraient les lèvres fines. La chevelure longue et noire était séparée au milieu de la tête, et les tresses en retombaient sur les épaules.

Paul remarqua que la taille était élancée, et il jugea que les jambes, du moins ce que la robe laissait deviner, étaient parfaites.

— Vous êtes bien Mademoiselle Chevrier, dit-il pour rompre le silence, Mademoiselle Jeannette Chevrier ?

— En effet, c’est moi-même.

— Ah ! je comprends pourquoi il vous aimait tant !

Mais aussitôt cette phrase lancée, il se mordit les lèvres, dépité à s’être laissé prendre à penser tout haut, ce qui lui arrivait assez fréquemment.

— Mademoiselle, continua-t-il, j’ai un message pour vous… une nouvelle à vous apprendre… Oui, je suis Monsieur Paul Durand. Je vous présente Monsieur Elzébert Mouton. Nous étions des amis de Germain Lafond.

— Vous étiez…

— Oui, nous l’avons bien connu. Nous avons prospecté ensemble. Charmant jeune homme ! Oui, c’était un bon garçon. Il vous aimait bien aussi, et il avait raison.

Elle commençait à s’inquiéter.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? Était-il malade ? Où était-il ? Que faisait-il ? Il y a trois mois que je n’ai eu de ses nouvelles…

— C’est vrai, il vous écrivait toutes les semaines.

Il se caressa le menton de la main, parut se recueillir un peu.

— Aussi bien vous le dire tout de suite… il est mort !

Les yeux noirs s’éteignirent, les paupières les recouvrirent un instant ; en un geste convulsif les doigts de la jeune fille se crispèrent sur le bras du fauteuil. La voix blanche, elle dit simplement :

— Je le pressentais.

Elle se leva, alla pour faire quelques pas, et serait tombée, inanimée sur le parquet, si Paul ne l’eût précipitamment recueillie dans ses bras.

— Vite, Elzébert, va demander un peu d’eau et du vinaigre !

Avec une douceur presque maternelle, étonnante chez un homme comme lui, il la déposa sur le sofa et commença à lui frictionner les paumes de la main.

Il regardait toujours le visage immobile, serein, et une tentation folle l’obsédait d’effleurer d’un baiser ces lèvres fines, de caresser la peau soyeuse des joues.

Elzébert revint l’instant d’après. Il avait conservé son flegme imperturbable. La ménagère de tantôt le suivait portant une carafe d’eau d’une main et un verre de liqueur dorée de l’autre. Elle était énervée.

— Mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a ? Mademoiselle Jeannette ! Regardez-moi ! Vous n’êtes pas morte, Mademoiselle Jeannette ? Répondez-moi !

Paul Durand lui ôta la carafe des mains et bassina d’eau fraîche les tempes de la jeune fille.

Les paupières se soulevèrent, elle regarda autour d’elle, inconsciente.

— Tenez, buvez ! fit-il en portant à ses lèvres le verre de cognac.

Elle en avala quelques gorgées, et peu à peu ses sens revinrent.

La ménagère, folle de joie, courut se jeter aux genoux de sa maîtresse.

— Ah ! mademoiselle Jeannette, moi qui vous croyais morte !

Puis elle jeta un regard sévère aux deux personnages qu’elle avait elle-même introduits dans le salon et leur reprocha, dans son for intérieur, l’évanouissement de la jeune fille.

Paul Durand lui fit signe de s’en aller.

Elle regarda Jeannette et sortit en grommelant.

— Ça va mieux maintenant ? demanda Paul.

— Oui.

— Excusez-moi, c’est de ma faute : je n’aurais pas dû vous apprendre brutalement cette fâcheuse nouvelle. Que voulez-vous ? je ne suis pas habitué à des missions aussi délicates.

— Comment est-il mort ? Un accident ou un crime ? Ah ! racontez-moi les détails ! Dites-moi tout ce que vous savez, tout, tout… je veux tout savoir ! Ensuite, je vous raconterai… Non… à quoi bon !

— Vous me raconterez ?

— Ce n’est rien… cela ne vous intéressera pas. C’est une simple supposition…

— On l’aurait tué ?

— Oui…

— Qui vous fait dire cela ?

— Rien ! Je vous ai dit que c’est une simple supposition.