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combinaisons de l’esprit politique qu’elle éveille. C’est la seule ville européenne que l’on puisse comparer à Athènes, et elle est comme elle, dans toute la force du terme, un État ayant autant de questions à régler au dehors qu’au dedans. Rien d’étonnant si les premiers théoriciens politiques dignes de ce nom, Machiavel (1469-1527) et Guichardin (1483-1540), sont nés sur ce sol si fécond. Avec eux, plus rien de doctrinal n’influence le jugement politique. Ils sont aussi indépendants des conceptions théologiques que des constructions juridiques qui ont jusqu’alors pesé sur l’appréciation de la politique. La vie urbaine déborde des cadres étroits du Moyen Age et devient vie civique[1].

Le spectacle des autres villes italiennes montre aussi complètement la rupture de la tradition en politique. La, à la suite des rivalités intestines, on a fini par s’en remettre à des tyrans, tous parvenus, et qui exercent, sans aucun titre légitime, s’appuyant seulement sur la force, un gouvernement contre lequel il n’y a guère d’autre recours que l’assassinat. Aeneas Sylvius (qui fut pape sous le nom de Pie II) dit : « Dans notre Italie, amoureuse du changement, où rien ne dure et où n’existe aucune seigneurie ancienne, des valets peuvent facilement aspirer à devenir rois. » Ces tyrans, qui se font donner par les empereurs des titres que rien ne légitimait, tels les Visconti à Milan, établissent un pouvoir monarchique qui n’a rien de commun avec celui des rois ou même des princes ultramontains. On ne pourrait concevoir une Jeanne d’Arc en Italie ! A sa place, les souverains se servent de gens dont ils ne sont jamais sûrs et qu’il est bon de faire disparaître dès qu’ils deviennent puissants. Leur principe est la raison d’État. Ils sont en dehors de toute tradition, ne sont liés par rien, ni suzeraineté, ni chartes jurées, ni coutumes, ni privilèges quelconques, et moins encore par une pensée soit religieuse, soit juridique. Comme les anciens empereurs romains, ils peuvent tout se permettre. Il y a parmi eux des monstres comme Jean Marie Visconti (1412) qui nourrissait ses chiens de chair humaine, ou comme Jean Galeas Sforza que Cominnes décrit : « bâtisseur de la Chartreuse de Pavie, grand et mauvais tyran, mais honorable. (livre VII, chap. 7) »

  1. Cf. au contraire le passage de Cominnes décrivant les bourgeois des villes de Flandre : « Ce n’estoient que bestes et gens de villes, la plupart. » Cf. aussi les Gantois qui, sous Charles-Quint, ne trouvent rien de mieux que de reprendre leur constitution du xive siècle.