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L’absence d’unité politique de l’Italie que Machiavel regrette si fort, a été sans doute la condition de sa rupture avec le passé. N’ayant pas été enserrée dans un État unique, l’Italie a pu être alors vis-à-vis du reste de l’Europe un peu ce que la Grèce a été jadis pour Rome. Qu’on suppose la politique de Frédéric II ayant réussi à unifier l’Italie, et Florence était impossible[1].

Avec l’ébranlement des traditions sociales et politiques, va de pair la dissolution des mœurs et de la morale. Tout entière dominée par l’Église, la morale du Moyen Age avait été essentiellement ascétique. La perfection, elle la plaçait dans le renoncement. Elle faisait de la vie laïque quelque chose de secondaire, d’inférieur ; son idéal était le moine, et les laïques eux-mêmes l’admettaient. De là l’expansion extraordinaire des fondations pieuses, ces monastères, ces couvents, ces hôpitaux, élevés à l’envi par les princes, par la noblesse, par la bourgeoisie. Ceux qui ne vivent pas dans les cloîtres, veulent racheter leur infériorité en fondant des cloîtres, et assurer leur salut en s’attirant une partie de leurs mérites. De là aussi la vénération dont jouit, non pas le prêtre séculier, mais le clergé monastique ; ces princes se faisant ensevelir dans un froc de frère mineur, ces marchands et ces banquiers ordonnant à leurs exécuteurs testamentaires de restituer leurs biens mal acquis. Que de consciences bourrelées parmi eux, au dernier moment ! Car, à vrai dire, dans la rigueur de la règle théologique, tout profit commercial, toute spéculation heureuse, tout marché à terme est condamnable comme découlant du péché d’avarice ; la doctrine du juste prix limite le gain au minimum nécessaire à l’entretien du vendeur et de sa famille. Il faut lire des recueils comme ceux de Césaire de Heisterbach (1180-1240) ou de Thomas de Cantimpré (1201-1263), pour se faire une idée exacte de la mentalité précise du xiiie siècle à l’égard du commerce. Elle ne se représente guère le coffre-fort du marchand sans imaginer le diable accroupi sur le couvercle. Dès le début et jusqu’au bout, l’Église n’a cessé d’amplifier ce texte de Saint Jérôme : Homo mercator vix aut nunquam potest Deo placere.

L’ascétisme se rattache si intimement à la conception pessimiste de la vie qui est à la base du christianisme médiéval, qu’il

  1. Il faut aussi tenir compte de ce fait que si les États italiens — comme Milan ou Florence — sont petits, ils ont cependant par suite de leur situation politique, une action universelle.