Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 6.djvu/148

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peu doux qui passait semblait m’apporter un message d’elle, comme jadis de Gilberte dans les blés de Méséglise : on ne change pas, on fait entrer dans le sentiment qu’on rapporte à un être bien des éléments assoupis qu’il réveille mais qui lui sont étrangers. Et puis ces sentiments particuliers, toujours quelque chose en nous s’efforce de les amener à plus de vérité, c’est-à-dire de les faire se rejoindre à un sentiment plus général, commun à toute l’humanité, avec lequel les individus et les peines qu’ils nous causent nous sont seulement une occasion de communiquer. Ce qui mêlait quelque plaisir à ma peine c’est que je la savais une petite partie de l’universel amour. Sans doute de ce que je croyais reconnaître des tristesses que j’avais éprouvées à propos de Gilberte, ou bien quand le soir, à Combray, maman ne restait pas dans ma chambre, et aussi le souvenir de certaines pages de Bergotte, dans la souffrance que j’éprouvais et à laquelle Mme de Guermantes, sa froideur, son absence, n’étaient pas liées clairement comme la cause l’est à l’effet dans l’esprit d’un savant, je ne concluais pas que Mme de Guermantes ne fût pas cette cause. N’y a-t-il pas telle douleur physique diffuse, s’étendant par irradiation dans des régions extérieures à la partie malade, mais qu’elle abandonne pour se dissiper entièrement si un praticien touche le point précis d’où elle vient ? Et pourtant, avant cela, son extension lui donnait pour nous un tel caractère de vague et de fatalité, qu’impuissants à l’expliquer, à la localiser même, nous croyions impossible de la guérir. Tout en m’acheminant vers le restaurant je me disais : « Il y a déjà quatorze jours que je n’ai vu Mme de Guermantes. » Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose énorme qu’à moi qui, quand il s’agissait de Mme de Guermantes, comptais par minutes. Pour moi ce n’était plus seulement les étoiles et la brise, mais jusqu’aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque chose