Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 6.djvu/90

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fois de suite que je l’ai fait parce que ma gosse était venue.

Et il fronçait le sourcil à cause de son ennui et aussi de sa contention à chercher, comme un médecin, quel remède il pourrait appliquer à mon mal.

— Cours donc faire du feu dans ma chambre, dit-il à un soldat qui passait. Allons, plus vite que ça, grouille-toi.

Puis, de nouveau, il se détournait vers moi, et le monocle et le regard myope faisaient allusion à notre grande amitié :

— Non ! vous ici, dans ce quartier où j’ai tant pensé à vous, je ne peux pas en croire mes yeux, je crois que je rêve. En somme, la santé, cela va-t-il plutôt mieux ? Vous allez me raconter tout cela tout à l’heure. Nous allons monter chez moi, ne restons pas trop dans la cour, il fait un bon dieu de vent, moi je ne le sens même plus, mais pour vous qui n’êtes pas habitué, j’ai peur que vous n’ayez froid. Et le travail, vous y êtes-vous mis ? Non ? que vous êtes drôle ! Si j’avais vos dispositions, je crois que j’écrirais du matin au soir. Cela vous amuse davantage de ne rien faire. Quel malheur que ce soient les médiocres comme moi qui soient toujours prêts à travailler et que ceux qui pourraient ne veuillent pas ! Et je ne vous ai pas seulement demandé des nouvelles de Madame votre grand’mère. Son Proudhon ne me quitte pas.

Un officier, grand, beau, majestueux, déboucha à pas lents et solennels d’un escalier. Saint-Loup le salua et immobilisa la perpétuelle instabilité de son corps le temps de tenir la main à la hauteur du képi. Mais il l’y avait précipitée avec tant de force, se redressant d’un mouvement si sec, et, aussitôt le salut fini, la fit retomber par un déclanchement si brusque en changeant toutes les positions de l’épaule, de la jambe et du monocle, que ce moment fut moins d’immobilité que d’une vibrante tension où se neutralisaient les