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Le sort vous y voulut l’une et l’autre amener ;
Vous, pour porter des fers, elle, pour en donner.
Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire ?
Et ne dirait-on pas, en voyant au contraire
Vos charmes tout-puissants, et les siens dédaignés,
Qu’elle est ici captive, et que vous y régnez ?
Ah ! qu’un seul des soupirs que mon cœur vous envoie,
S’il s’échappait vers elle, y porterait de joie !

ANDROMAQUE.

Et pourquoi vos soupirs seraient-ils repoussés ?
Aurait-elle oublié vos services passés ?
Troie, Hector, contre vous révoltent-ils son âme ?
Aux cendres d’un époux doit-elle enfin sa flamme ?
Et quel époux encore ! Ah ! souvenir cruel !
Sa mort seule a rendu votre père immortel :
Il doit au sang d’Hector tout l’éclat de ses armes ;
Et vous n’êtes tous deux connus que par mes larmes.

PYRRHUS.

Eh bien, madame, eh bien, il faut vous obéir :
Il faut vous oublier, ou plutôt vous haïr.
Oui, mes vœux ont trop loin poussé leur violence
Pour ne plus s’arrêter que dans l’indifférence ;
Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère ;
La Grèce le demande ; et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.

ANDROMAQUE.

Hélas, il mourra donc ! Il n’a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère, et que son innocence…
Et peut-être après tout, en l’état où je suis,
Sa mort avancera la fin de mes ennuis.
Je prolongeais pour lui ma vie et ma misère ;
Mais enfin sur ses pas j’irai revoir son père.
Ainsi, tous trois, seigneur, par vos soins réunis,
Nous vous…

PYRRHUS.

Nous vous… Allez, madame, allez voir votre fils.
Peut-être, en le voyant, votre amour plus timide
Ne prendra pas toujours sa colère pour guide.
Pour savoir nos destins j’irai vous retrouver :
Madame, en l’embrassant, songez à le sauver.




ACTE SECOND.





Scène première.

HERMIONE, CLÉONE.
HERMIONE.

Je fais ce que tu veux ; je consens qu’il me voie ;
Je lui veux bien encore accorder cette joie.
Pylade va bientôt conduire ici ses pas ;
Mais, si je m’en croyais, je ne le verrais pas.

CLÉONE.

Et qu’est-ce que sa vue a pour vous de funeste ?
Madame, n’est-ce pas toujours le même Oreste
Dont vous avez cent fois souhaité le retour,
Et dont vous regrettiez la constance et l’amour ?

HERMIONE.

C’est cet amour payé de trop d’ingratitude
Qui me rend en ces lieux sa présence si rude.
Quelle honte pour moi, quel triomphe pour lui
De voir mon infortune égaler son ennui !
Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione ?
Elle me dédaignait : un autre l’abandonne :
L’ingrate, qui mettait son cœur à si haut prix,
Apprend donc à son tour à souffrir des mépris !
Ah, dieux !

CLÉONE.

Ah, dieux ! Ah ! dissipez ces indignes alarmes ;
Il a trop bien senti le pouvoir de vos charmes.
Vous croyez qu’un amant vienne vous insulter ?
Il vous rapporte un cœur qu’il n’a pu vous ôter.
Mais vous ne dites point ce que vous mande un père ?

HERMIONE.

Dans ses retardements si Pyrrhus persévère,
À la mort du Troyen s’il ne veut consentir,
Mon père avec les Grecs m’ordonne de partir.

CLÉONE.

Eh bien, madame, eh bien, écoutez donc Oreste.
Pyrrhus a commencé, faites au moins le reste.
Pour bien faire il faudrait que vous le prévinssiez :
Ne m’avez-vous pas dit que vous le haïssiez ?

HERMIONE.

Si je le hais, Cléone ! Il y va de ma gloire,
Après tant de bontés dont il perd la mémoire ;
Lui qui me fut si cher, et qui m’a pu trahir !
Ah, je l’ai trop aimé, pour ne le point haïr !

CLÉONE.

Fuyez-le donc, madame ; et puisqu’on vous adore…

HERMIONE.

Ah ! laisse à ma fureur le temps de croître encore !
Contre mon ennemi laisse-moi m’assurer ;
Cléone, avec horreur je m’en veux séparer.
Il n’y travaillera que trop bien, l’infidèle !

CLÉONE.

Quoi ! vous en attendez quelque injure nouvelle ?
Aimer une captive, et l’aimer à vos yeux,
Tout cela n’a donc pu vous le rendre odieux ?
Après ce qu’il a fait, que saurait-il donc faire ?
Il vous aurait déplu, s’il pouvait vous déplaire.

HERMIONE.

Pourquoi veux-tu, cruelle, irriter mes ennuis ?
Je crains de me connaître en l’état où je suis.