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MÉMOIRES SUR LA VIE DE JEAN RACINE.


toute liberté, il rend compte à son ami de ses occupations et de ses sentiments, et ne fait paraître de passion que pour l’étude et les vers. Sa mauvaise humeur contre les habitants d’Uzès, qu’il pousse un peu trop loin, semble venir de ce qu’il est dans un pays où il craint d’oublier la langue française, qu’il avait une extrême envie de bien posséder. Je juge de l’étude particulière qu’il en faisait, par des remarques écrites de sa main sur celles de Vaugelas, sur la traduction de Quinte-Curce, et sur quelques traductions de d’Ablancourt. On voit encore par ces lettres qu’il fuyait toute compagnie, et surtout celle des femmes, aimant mieux la compagnie des poètes grecs 1[1]. Son goût pour la tragédie lui en fit commencer une dont le sujet était Théagène et Chariclée. Il avait conçu dans son enfance une passion extraordinaire pour Héliodore : il admirait son style et l’artifice merveilleux avec lequel sa fable est conduite. Il abandonna enfin celle tragédie, dont il n’a rien laissé, ne trouvant pas vraisemblablement que des aventures romanesques méritassent d’être mises sur la scène tragique 2[2]. Il retourna à Euripide, et y prit le sujet de la Thébaïde, qu’il avança beaucoup, en même temps qu’il s’appliquait à la théologie.

Quoique alors la plus petite chapelle lui parût une fortune, las enfin des incertitudes de son oncle, et des obstacles que faisait renaître continuellement un moine nommé dom Cosme, dont il se plaint beaucoup dans ses lettres, il revint à Paris, où il fit connaissance avec Molière, et acheva la Thébaïde.

Il donna d’abord son ode intitulée la Renommée aux Muses, et la porta à la cour, où il fallait qu’il eût quelques protecteurs, puisqu’il dit dans une de ses lettres : « La Renommée a été assez heureuse ; M. le comte de Saint-Aignan la trouve fort belle : je ne l’ai pas trouvé au lever du roi, mais j’y ai trouvé Molière, à qui le roi a donné assez de louanges. J’en ai été bien aise pour lui, et il a été bien aise aussi que j’y fusse présent. » On peut juger par ces paroles que le jeune roi aimait déjà à voir les poètes à sa cour. Il fit payer à mon père une gratification de six cents livres, pour lui donner le moyen de continuer son application aux belles-lettres, comme il est dit dans l’ordre signé par M. Colbert, le 26 août 1664.

La Thébaïde fut jouée la même année ; et comme je ne trouve rien qui m’apprenne de quelle manière elle fut reçue, je n’en dirai rien davantage. Je ne dois parler ici qu’historiquement de ses tragédies, et presque tout ce que j’en puis dire d’historique se trouve ailleurs 3[3]. Je laisse aux auteurs de l’Histoire du Théâtre-Français le soin de recueillir ces particularités, dont plusieurs sont peu curieuses, et


toutes fort incertaines, parce qu’il n’en a rien raconté dans sa famille ; et je ne suis pas mieux instruit qu’un autre de ce temps de sa vie dont il ne parlait jamais 4[4].

Le jeune Despréaux, qui n’avait que trois ans plus que lui, était connu de l’abbé le Vasseur, qui lui porta l’ode de la Renommée, sur laquelle Despréaux fit des remarques qu’il mit par écrit. Le poète critiqué trouva les remarques très-judicieuses, et eut une extrême envie de connaître son critique. L’ami commun lui en procura la connaissance, et forma les premiers nœuds de cette union si constante et si étroite, qu’il est comme impossible de faire la vie de l’un sans faire la vie de l’autre. J’ai déjà prévenu que je rapporterais de celle de Boileau les particularités que ses commentateurs n’apprennent point, ou n’apprennent qu’imparfaitement, parce qu’ils n’étaient pas mieux instruits.

Il n’était point né à Paris, comme on l’a toujours écrit, mais à Crône, petit village près Villeneuve-Saint-Georges : son père y avait une maison, où il passait tout le temps des vacances du palais ; et ce fut le 1er novembre 1636 que ce onzième enfant y vint au monde. Pour le distinguer de ses frères, on le surnomma Despréaux, à cause d’un petit pré qui était au bout du jardin. Quelque temps après, une partie du village fut brûlée, et les registres de l’église ayant été consumés dans cet incendie, lorsque Boileau, dans le temps qu’on recherchait les usurpateurs de la noblesse, en vertu de la déclaration du 4 septembre 1696, fut injustement attaqué, il ne put, faute d’extrait baptistaire, prouver sa naissance que par le registre de son père. Il eut à souffrir dans son enfance l’opération de la taille, qui fut mal faite, et dont il lui resta pour toute sa vie une très-grande incommodité. On lui donna pour logement dans la maison paternelle une guérite au-dessus du grenier, et quelque temps après on l’en fit descendre, parce qu’on trouva le moyen de lui construire un petit cabinet dans ce grenier, ce qui lui faisait dire qu’il avait commencé sa fortune par descendre au grenier ; et il ajoutait dans sa vieillesse qu’il n’accepterait pas une nouvelle vie, s’il fallait la commencer encore par une jeunesse aussi pénible. La simplicité de sa physionomie et de son caractère faisait dire à son père, en le comparant à ses autres enfants : « Pour Colin, ce sera un bon « garçon qui ne dira mal de personne. »

Après ses premières études, il voulut s’appliquer à la jurisprudence ; il suivit le barreau, et même plaida une cause, dont il se tira fort mal. Comme il était près de la commencer, le procureur s’approcha de lui pour lui dire : « N’oubliez pas de demander que la partie soit interrogée sur faits et articles. »

— « Et pourquoi, lui répondit Boileau, la chose n’est-elle pas déjà faite ? Si tout n’est pas prêt, il ne faut donc pas me faire plaider. » Le procureur fit un éclat de rire, et dit à ses confrères : « Voilà un jeune avocat qui ira loin ; il a de grandes dispositions. » Il n’eut pas l’ambition d’aller plus loin : il quitta le palais, et alla en Sorbonne ; mais il la quitta bientôt par le même dégoût. Il crut, comme dit M. de Boze dans son Éloge historique, y trouver encore la chicane sous un autre habit. Prenant le parti de dormir

  1. 1 On croit cependant que ce fut à cette époque, et pendant son séjour dans cette délicieuse contrée, qu’il éprouva les premiers traits de cette passion dont il fut dans la suite un si habile peintre. (A. M.)
  2. 2 Il présenta cette tragédie à Molière, alors directeur du théâtre du Palais-Royal, et qui avait la réputation de bien accueillir les jeunes auteurs. Molière entrevit sans doute dans cette production, toute faible qu’elle était, le germe d’un heureux talent ; il encouragea le jeune homme, loua ses dispositions ; on assure même qu’il le secourut de sa bourse, et lui prêta cent louis, l’excitant à traiter le sujet de la Thébaïde comme plus théâtral. (A. M.)
  3. 3 Il est dit, dans le Nécrologe de Port-Royal, que, « lié avec les savants solitaires qui habitaient le désert de Port-Royal, cette solitude lui fit produire la Thébaïde. » Ces paroles, que les auteurs de l’Histoire des théâtres rapportent avec surprise, ne prouvent que la simplicité de celui qui a écrit cet article, et qui n’ayant jamais, selon les apparences, lu de tragédie, s’est imaginé, à cause de ce titre, la Thébaïde, que celle-ci avait quelque rapport à une solitude. Il se trompe aussi quand il dit que cette tragédie fut commencée à Port-Royal. (L. R.)
  4. 4 La Grange-Chancel disait avoir entendu dire à des amis particuliers de Racine, que pressé par le peu de temps que lui a\ ait donné Molière pour composer cette pièce, il y avait fait entrer, sans presque aucun changement, deux récits entiers tirés de l’intrigue de Rotrou, jouée en 1638. Ces morceaux disparurent dans l’impression de la Thébaïde. Quelques commentateurs donnent un autre motif à l’insertion de ces morceaux. Ils disent que Racine n’avait traité le sujet de la Thébaïde qu’avec une extrême défiance, et que tourmenté par la crainte qu’on ne l’accusât d’avoir voulu lutter contre Rotrou, il prit le parti de lui emprunter un récit qui passait alors pour un morceau inimitable. (A. M.)