Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/194

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ATALIDE.

Non, seigneur. Vos bontés pour une infortunée
Ont assez disputé contre la destinée.
Il vous en coûte trop pour vouloir m’épargner :
Il faut vous rendre ; il faut me quitter et régner.

BAJAZET.

Vous quitter !

ATALIDE.

Vous quitter ! Je le veux. Je me suis consultée.
De mille soins jaloux jusqu’alors agitée,
Il est vrai, je n’ai pu concevoir sans effroi
Que Bajazet pût vivre et n’être plus à moi ;
Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse
Je me représentais l’image douloureuse,
Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants)
Ne me paraissait pas le plus grand des tourments.
Mais à mes tristes yeux votre mort préparée
Dans toute son horreur ne s’était pas montrée :
Je ne vous voyais pas, ainsi que je vous vois,
Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.
Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance
Vous allez de la mort affronter la présence ;
Je sais que votre cœur se fait quelques plaisirs
De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs :
Mais, hélas ! épargnez une âme plus timide ;
Mesurez vos malheurs aux forces d’Atalide ;
Et ne m’exposez point aux plus vives douleurs
Qui jamais d’une amante épuisèrent les pleurs !

BAJAZET.

Et que deviendrez-vous, si dès cette journée,
Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?

ATALIDE.

Ne vous informez point ce que je deviendrai.
Peut-être à mon destin, seigneur, j’obéirai.
Que sais-je ? à ma douleur je chercherai des charmes.
Je songerai peut-être, au milieu de mes larmes,
Qu’à vous perdre pour moi vous étiez résolu ;
Que vous vivez ; qu’enfin c’est moi qui l’ai voulu.

BAJAZET.

Non, vous ne verrez point cette fête cruelle.
plus vous me commandez de vous être infidèle,
Madame, plus je vois combien vous méritez
De ne point obtenir ce que vous souhaitez.
Quoi ! cet amour si tendre, et né dans notre enfance,
Dont les feux avec nous ont crû dans le silence ;
Vos larmes que ma main pouvait seule arrêter ;
Mes serments redoublés de ne vous point quitter :
Tout cela finirait par une perfidie !
J’épouserais, et qui ? (s’il faut que je le die)
Une esclave attachée à ses seuls intérêts,
Qui présente à mes yeux des supplices tout prêts ;
Qui m’offre, ou son hymen, ou la mort infaillible,
Tandis qu’à mes périls Atalide sensible,
Et trop digne du sang qui lui donna le jour,
Veut me sacrifier jusques à son amour ?
Ah, qu’au jaloux sultan ma tête soit portée,
Puisqu’il faut à ce prix qu’elle soit rachetée !

ATALIDE.

Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.

BAJAZET.

Parlez : si je le puis, je suis prêt d’obéir.

ATALIDE.

La sultane vous aime ; et malgré sa colère,
Si vous preniez, seigneur, plus de soin de lui plaire ;
Si vos soupirs daignaient lui faire pressentir
Qu’un jour…

BAJAZET.

Qu’un jour… Je vous entends : je n’y puis consentir.
Ne vous figurez point que dans cette journée
D’un lâche désespoir ma vertu consternée
Craigne les soins d’un trône où je pourrais monter,
Et par un prompt trépas cherche à les éviter.
J’écoute trop peut-être une imprudente audace ;
Mais, sans cesse occupé des grands noms de ma race,
J’espérais que, fuyant un indigne repos,
Je prendrais quelque place entre tant de héros.
Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle,
Je ne puis plus tromper une amante crédule.
En vain pour me sauver je vous l’aurais promis :
Et ma bouche et mes yeux, du mensonge ennemis,
Peut-être dans le temps que je voudrais lui plaire,
Feraient par leur désordre un effet tout contraire ;
Et de mes froids soupirs ses regards offensés
Verraient trop que mon cœur ne les a point poussés.
Ô ciel ! combien de fois je l’aurais éclaircie,
Si je n’eusse à sa haine exposé que ma vie ;
Si je n’avais pas craint que ses soupçons jaloux
N’eussent trop aisément remonté jusqu’à vous !
Et j’irais l’abuser d’une fausse promesse !
Je me parjurerais ! et par cette bassesse…
Ah ! loin de m’ordonner cet indigne détour,
Si votre cœur était moins plein de son amour,
Je vous verrais sans doute en rougir la première.
Mais pour vous épargner une injuste prière,
Adieu ; je vais trouver Roxane de ce pas,
Et je vous quitte.

ATALIDE.

Et je vous quitte. Et moi, je ne vous quitte pas.
Venez, cruel, venez ; je vais vous y conduire ;
Et de tous nos secrets c’est moi qui veux l’instruire.
Puisque, malgré mes pleurs, mon amant furieux
Se fait tant de plaisir d’expirer à mes yeux,
Roxane, malgré vous, nous joindra l’un et l’autre :
Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre ;
Et je pourrai donner à vos yeux effrayés
Le spectacle sanglant que vous me prépariez.