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des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c’est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition d’un homme de bien exciterait plus l’indignation que la pitié du spectateur ; ni qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il faut donc qu’ils aient une bonté médiocre, c’est-à-dire une vertu capable de faiblesse, et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute, qui les fasse plaindre sans les faire détester.




SECONDE PRÉFACE.


Virgile au troisième livre de l’Énéide : c’est Énée qui parle :

Littoraque Epiri legimus, portuque subimus[1]
Chaonio, et celsam Buthroti ascendimus urbem…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Solemnes tum forte dapes, et tristia dona[2]
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Libabat cineri Andromache, Manesque vocabat
Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite inanem,
Et geminas, causam lacrymis, sacraverat aras…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Dejecit vultum, et demissa voce locuta est[3] :
« O felix una ante alias Priameia virgo,
« Hostilem ad tumulum, Trojæ sub mœnibus altis,
« Jussa mori, quæ sortitus non pertulit ullos,
« Nec victoris heri tetigit captiva cubile !
« Nos, patria incensa, diversa per æquora vectæ,
« Stirpis Achilleæ fastus, juvenemque superbum,
« Servitio enixæ, tulimus, qui deinde secutus
« Ledæam Hermionem, Lacedæmoniosque hymenæos…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
« Ast illum, ereptæ magno inflammatus amore
« Conjugis, et scelerum Furiis agitatus, Orestes
« Excipit incautum, patriasque obtruncat ad aras[4]. »

Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie ; voilà le lieu de la scène, l’action qui s’y passe, les quatre principaux acteurs, et même leurs caractères, excepté celui d’Hermione, dont la jalousie et les emportements sont assez marqués dans l’Andromaque d’Euripide.

C’est presque la seule chose que j’emprunte ici de cet auteur ; car, quoique ma tragédie porte le même nom que la sienne, le sujet en est pourtant très-différent. Andromaque, dans Euripide, craint pour la vie de Molossus, qui est un fils qu’elle a eu de Pyrrhus, et qu’Hermione veut faire mourir avec sa mère. Mais ici il ne s’agit point de Molossus : Andromaque ne connaît point d’autre mari qu’Hector, ni d’autre fils qu’Astyanax. J’ai cru en cela me conformer à l’idée que nous avons maintenant de cette princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d’Andromaque ne la connaissaient guère que pour la veuve d’Hector et pour la mère d’Astyanax. On ne croit point qu’elle doive aimer ni un autre mari, ni un autre fils ; et je doute que les larmes d’Andromaque eussent fait sur l’esprit de mes spectateurs l’impression qu’elles y ont faite, si elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu’elle avait d’Hector.

Il est vrai que j’ai été obligé de faire vivre Astyanax un peu plus qu’il n’a vécu ; mais j’écris dans un pays où cette liberté ne pouvait pas être mal reçue. Car, sans parler de Ronsard, qui a choisi ce même Astyanax pour le héros de sa Franciade, qui ne sait que l’on fait descendre nos anciens rois de ce fils d’Hector, et que nos vieilles chroniques sauvent la vie à ce jeune prince, après la désolation de son pays, pour en faire le fondateur de notre monarchie ?

Combien Euripide a-t-il été plus hardi dans sa tragédie d’Hélène ! il y choque ouvertement la créance commune de toute la Grèce : il suppose qu’Hélène n’a jamais mis le pied dans Troie ; et qu’après l’embrasement de cette ville, Ménélas trouve sa femme en Égypte, d’où elle n’était point partie, tout cela fondé sur une opinion qui n’était reçue que parmi les Égyptiens, comme on peut le voir dans Hérodote[5].

Je ne crois pas que j’eusse besoin de cet exemple d’Euripide pour justifier le peu de liberté que j’ai pris ; car il y a bien de la différence entre détruire le principal fondement d’une fable, et en altérer quelques incidents, qui changent presque de face dans toutes les mains qui les traitent. Ainsi Achille, selon la plupart des poëtes, ne peut être blessé qu’au talon, quoique Homère le fasse blesser au bras[6], et ne le croie invulnérable en aucune partie de son corps. Ainsi Sophocle fait mourir Jocaste aussitôt après la reconnaissance d’Œdipe[7], tout au contraire d’Euripide, qui la fait vivre jusqu’au combat et à la mort de ses deux fils[8]. Et c’est à propos de quelques contrariétés de cette nature qu’un ancien commentateur de Sophocle remarque fort bien[9] « qu’il ne faut point s’amuser à chicaner les poëtes pour quelques changements qu’ils ont pu faire dans la fable ; mais qu’il faut s’attacher à considérer l’excellent usage qu’ils ont fait

  1. Vers 292 et 293.
  2. Vers 301, 303 à 305.
  3. Vers 320 à 332.
  4. « Après avoir côtoyé le rivage d’Épire, nous entrons dans un port de la Chaonie, et gravissons la colline sur laquelle s’élève la ville de Buthrote… C’était le jour solennel où la triste Andromaque honorait les cendres de son époux par des offrandes et des libations funèbres. Elle invoquait les mânes d’Hector auprès de deux autels qu’elle lui avait consacrés, et d’un tombeau de gazon, vain monument qui renouvelait sa douleur… Elle baissa les yeux ; et d’une voix plaintive : « Ô Polixène ! ô la plus heureuse des filles de Priam ! condamnée à mourir sur le tombeau d’un ennemi au pied des hautes murailles de Troie, tu ne souffris pas d’autres malheurs ; le sort ne te donna point un maître, et, captive, tu n’entras point dans le lit d’un vainqueur. Et moi, j’ai vu ma patrie dévorée par les flammes ; j’ai été traînée de mer en mer ; esclave, il m’a fallu supporter et les dédains de la famille d’Achille et les transports d’un guerrier superbe ! Devenue mère enfin, je me suis vue abandonnée pour la fille d’Hélène et l’alliance du roi de Lacédémone… Cependant, égaré par l’amour, tourmenté par les Furies, Oreste surprend le ravisseur de son épouse, et l’immole au pied des autels de sa patrie. »
  5. Liv. II. Euterpe.
  6. Iliade, chant XXI.
  7. Après la troisième scène du quatrième acte d’Œdipe. (G.)
  8. Voyez le dernier acte des Phéniciennes. (G.)
  9. Sophoclis Electra. (R.)