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le péril bleu

ainsi que l’on guette un repaire de brigands. Méprise singulière et singulièrement répandue, puisque les astronomes s’y laissaient aller.

Mais oui, c’est à peine croyable : eux, les familiers de l’éther, les confidents d’Élohim, ils n’envisageaient pas toujours l’objet de leur étude comme ils l’avaient fait jusqu’ici et comme il eût été raisonnable de le faire encore. C’est en vain que rien n’était changé dans la mécanique céleste ; plus d’un Laplace confessa l’émotion qu’il avait ressentie à considérer le firmament, et les calculs d’observatoire regorgent d’erreurs en l’année 1912.

M. Le Tellier suivit l’exemple de ses confrères.

Ce n’est pas que le ciel eût gardé pour lui son charme d’autrefois, ni que l’astronome se crût obligé de travailler pour le moment aux ouvrages de sa profession ; le malheur avait rabattu son attention sur les affaires d’ici-bas, et depuis son départ de Paris, M. Le Tellier n’avait pas dirigé la moindre lunette vers la moindre planète.

Mais parfois, au cours d’une veille enfiévrée, il s’accoudait devant la nuit, dans la fraîcheur, et là, méditait, non pas en physicien réfléchi, mais en rêveur désespéré. Il ne voyait plus les astres avec des yeux de savant, tels des univers dont il savait tout ce que l’homme d’aujourd’hui peut en savoir ; il les voyait comme des points brillants qui sont d’un aspect féerique. Les lunes, les soleils, les Mars et les Vénus, Saturne, Aldébaran, Cassiopée, Hercule, n’étaient plus pour lui des sujets d’analyse et des raisons de chiffres, désignés par les lettres de l’alphabet grec ; c’étaient des grains d’aurore éparpillés dans l’ombre. Et maintenant il regardait surtout le noir entre les étoiles.

L’image de son fils et de sa fille ne quittait plus sa rétine. Leur souvenir emplissait son âme. Il se les figurait au cœur de l’Afrique, dans une citadelle entourée de lianes infranchissables, — puis au sein du Mont Blanc ou de l’Himalaya, prisonniers d’oubliettes plus creusées que des mines, — puis reclus sous la mer, en de bizarres cellules d’acier… Enfin, succombant à la contagion, il interrogeait le ciel d’un regard de terreur, et prononçait tout bas

— « Le Péril Bleu ! »