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la petite illustration

à tour ma vie intérieure, altérant mes pensées et mes sensations les plus insignifiantes. Aussi bien, n’y avait-il plus de place, dans mon esprit, que pour l’obsession funèbre ; tout ce qui n’était pas d’Albane et de la mort ne faisait qu’y passer, j’en repoussais l’importune distraction. Mon Albane, mourir, à l’âge où l’on est immortel ! J’en étais torturé au point de me demander parfois, dans la solitude, si je n’allais pas, malgré de farouches efforts, succomber à l’abominable besoin physique d’exhaler ma douleur en gémissements et de parcourir ma chambre au hasard, comme pour chercher puérilement un point de l’espace où j’eusse moins souffert, où la conscience des choses se fût assourdie d’un voile bienfaisant.

Un jour, peu de temps après notre arrivée à Nice, je m’aperçus qu’Albane, si douce et si vaillante, se rendait compte de mes angoisses et qu’elle en souffrait aussi. Avec un redoublement de tendresse et de désolation, je la vis s’ingénier à me raffermir, me rendre l’espoir qui m’avait si complètement abandonné. Feignant elle-même la confiance — se refusant peut-être à désespérer — ce fut à son tour de me prodiguer les réconforts. Elle me dit enfin, quoi qu’il dût lui en coûter, que je ne pouvais pas rester plus longtemps éloigné de ma maison de commerce ; qu’il me fallait retourner à Paris, reprendre mes occupations et recouvrer dans le travail une paix que des alarmes sans fondement m’avaient fait perdre. « Je reviendrais souvent la voir. C’était une mauvaise passe à franchir ; mais tout irait bien, elle en était sûre ; et mon devoir me commandait de ne pas négliger davantage nos intérêts — d’autant que le désœuvrement nuisait, c’était visible, à ma santé morale. »

Je refusai d’abord de rien écouter, incapable d’envisager la perspective d’une séparation, même brève. Mais, les jours suivants, plus attentif à surveiller en Albane l’effet de ma compagnie, je reconnus et mon impuissance à paraître dégagé de toute inquiétude et l’état de tension nerveuse que mes soucis infligeaient à ma pauvre bien-aimée.

Cette observation m’avait donné à réfléchir, quand le médecin d’Albane me prit à part.

— Vous me pardonnerez, dit-il, de vous ouvrir les yeux et de vous demander un sacrifice. C’est pour elle et c’est pour vous que je l’estime nécessaire. Pour elle, à qui le calme le plus complet est indispensable. Pour vous, qui, sans le savoir, courez tout droit aux pires désordres. Restez ici, continuez à vous concentrer, dans l’oisiveté, sur la marche d’une maladie à laquelle vous suspendez totalement votre sort, et je ne vous accorde pas trois semaines de résistance ; vous tomberez malade, vous aussi. Il faut, mon cher monsieur Semeur, vous en aller et vous plonger à corps perdu dans les commandes et les livraisons, les factures et les échéances.

— Mais si je dois la perdre ? m’écriai-je.

Et ma détresse se mêlait d’anxiété ; car jamais encore je n’avais posé nettement cette question redoutable qui ne provoque presque toujours que des réponses vagues, et peut-être le docteur allait-il se laisser prendre à la tournure tant soit peu captieuse que je venais de lui prêter. Je croyais savoir qu’Albane était condamnée ; ou plutôt je le savais, comme si tous les médecins du monde me l’eussent affirmé. Pourtant, la sentence fatale n’avait pas été prononcée, moi présent. Allais-je l’entendre ?

— Je vous dis qu’il faut vous en aller, déclara le docteur en élevant la voix. Il n’est pas de partie perdue tant que les adversaires sont aux prises. Vous n’avez pas le droit de diminuer, dans la plus faible mesure, nos… chances.

J’accueillis avec effroi l’hésitation qu’il avait marquée sur le mot « chances », et je compris ce qu’il entendait par là. « Chance », pour lui, cela signifiait « hasard » ou « providence ».

Je demeurai silencieux, à le fixer d’un regard pénétrant.

Cet homme n’était pas tout à fait un étranger pour moi. Je l’avais rencontré auparavant, à la faveur d’achats qu’il était venu faire à Paris, dans mes magasins. La maison Semeur s’est spécialisée, dès le temps de mon grand-père, dans l’installation de cliniques et d’établissements de santé. Le médecin niçois, comme beaucoup de ses confrères de France et de l’étranger, se fournissait chez moi. Je l’avais reçu