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Pourtant, lorsque la suprême vibration de la cloche s’éteignit sur le bourg, j’étais encore figé dans la même attitude…

Au dernier coup de midi, Jean Lebris, l’aveugle, avait regardé sa montre et l’avait mise à l’heure.



IV. —

L’ADORABLE FANNY



Qu’est-ce que cela voulait dire ?
« Jean a menti, pensai-je. Il voit clair. — Quoi ! Sans yeux ? Avec ces choses inanimées ? Allons donc ! C’est fou ! Je me serai trompé. J’ai mal observé. Il a tiré sa montre, et il l’a mise à l’heure au toucher des aiguilles, après avoir soulevé le verre ; rien de plus facile ; chacun sait où se trouve midi, sur le cadran de sa montre, par rapport à l’anneau… Mais pourtant, non, je regardais attentivement… — Cela demande confirmation. — Mentir ? Pourquoi ? Si véritablement on l’avait pourvu d’appareils visuels ; s’il portait, sous les sourcils, des merveilles assez précieuses pour remplacer les yeux, serait-il assez égoïste, assez bêtement sauvage pour le cacher ? »

À cette question une voix intérieure me répondait : « Oui. » Et ce n’est pas sans ironie que je mesurais combien Jean Lebris m’apparaissait moins pur, moins parfait, depuis qu’il n’était plus mort. Son retour parmi nous l’avait dépouillé d’une auréole, et je me sentais incapable de rendre au vivant le culte que j’avais voué à sa mémoire. Petits travers que les siens, je le reconnais ; mais les morts sont des dieux.

« D’un autre côté, reprenais-je en moi-même, il y a des comédies qu’un regard de médecin démêle à coup sûr. Feindre la cécité n’est pas chose commode, et je ne m’y serais pas trompé !… Il est vrai que tout à l’heure, justement, un doute très vague m’occupait… — Je me réserve de tenter quelque épreuve. »

À peine avais-je pris ce parti, qu’un rayon de soleil pénétra fort à point dans mon cabinet.

Jean, au fond de sa chambre, était tourné vers moi. Sa fenêtre était encore ouverte. J’ouvris la mienne sans bruit, et je plaçai dans le rayon un petit miroir de poche. Projeté par la glace, un rond folâtre tremblota sur la façade ombreuse, puis sur le mur au fond de la chambre ; il se posa comme un masque de lumière sur le visage de Jean Lebris…

Ni l’homme ne broncha, ni ses yeux ne cillèrent.

Alors ? Que penser ?…

J’étais perplexe. Le plus sage était de garder le silence jusqu’à nouvel ordre. Aussi bien, quoi qu’il en fût, le secret de Jean ne touchait en rien à son honneur militaire. D’un bout à l’autre de la guerre, il s’était conduit vaillamment. Tombé sous les yeux de ses chefs, au cours d’une retraite commandée, il faisait partie d’une classe actuellement démobilisée ; la paix allait être signée ; il était libre ; et, grâce à Dieu, je le connaissais assez pour savoir que, si l’exil s’était prolongé pour lui, cela ne pouvait être qu’à son corps défendant.


Je dus patienter pendant quinze jours avant de trouver l’occasion qui me livra la vérité.

La vérité ! Elle dépassait tout ce que mon imagination pouvait prévoir ! Sa révélation aurait dû m’exalter, me transporter d’enthousiasme et me laisser confondu, comme si j’eusse été quelque humble médecin du moyen âge, à qui l’invention de la radiographie ou de la télégraphie sans fil eût été dévoilée par