Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
141
D’UN HOMME DE QUARANTE-CINQ ANS

« pour me calmer et de peur que je ne me plaignisse dans le voisinage, dès la même semaine, elle me mit en apprentissage pour les dentelles, chez une dame Haï, dont la maison est fort honnête, et où j’ai toujours resté depuis. Mais elle me conduisait tous les dimanches et fêtes chez le monsieur du Palais-Royal, et lorsqu’il venait dans la semaine, elle m’envoyait chercher par Valfleuri.

« Ce fut chez cet homme que je vis le monde. Il y avait toujours grande compagnie à sa table ; c’étaient des gens de condition, à la vérité libertins, car ils n’avaient avec eux que des actrices ; mais la conversation n’en était que plus brillante. J’y ai vu Mlle A***[1]. Comme j’étais modeste et timide, cette demoiselle, qui ne pouvait croire que je fusse malgré moi dans ma triste situation, me regardait comme une fiche mouche ; elle me disait souvent à M. De *** (celui qui paraissait m’avoir) : « Elle est plus rusée que nous toutes, votre jolie Flamande. » > Je rougis, et elle me lança quelques épigrammes auxquelles je ne répondis pas. Ce qui m’humiliait beaucoup, c’était le rôle que faisait ma mère. Grossière, relativement aux gens avec lesquels elle se trouvait, n’ayant pas reçu l’éducation française, elle en était souverainement méprisée. Elle le sentait (car elle ne manque pas d’esprit, mais je le sentais davantage encore, ce mépris qui retombait sur moi) et, pour s’en venger, elle lâchait des réponses mortifiantes, sans égard pour la condition. Ces réponses grossières n’étaient point bêtes, au contraire, et c’est ce qui les rendait plus piquantes. Elles l’étaient au point qu’un jour un duc se leva de table, appela M. De***, et lui dit qu’il ne viendrait chez lui quand cette femme y serait (parlant de ma mère). M. De *** la prit en haine, et lui fit essuyer toutes sortes de mortifications, quelle souffrait par intérêt. En effèt, elle me vendait à beaux deniers comptants. J’étais parée, et elle empochait les louis. On la vit alors passer de l’étroit nécessaire, que Valfleuri lui avait procuré,

  1. Sophie Arnould ou peut-être Mlle Allard, danseuse de la Comédie-Française, et une des grandes impures du temps.