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de la vie sont indépendants des hypothèses de la croyance morale.

Cette distinction de la connaisance et de la croyance, qui inspire la doctrine de la vertu, le dernier grand ouvrage qui soit sorti de la main de Kant, nous livre la conclusion suprême de toute la philosophie critique. Dans cette opposition de la foi et de la science s’accuse l’originalité la plus incontestée de la pensée de Kant, et peut se mesurer toute la distance qui le sépare de Rousseau.

Mais, pour s’élever jusqu’à cette hauteur, l’impulsion que la lecture des œuvres du philosophe français avait communiquée à sa pensée n’a pas été inutile au père de la doctrine critique. Kant a non certes emprunté à Rousseau, mais affermi, développé sous son influence, sa foi essentielle dans l’excellence de la personne humaine et dans le prix infini de la bonne volonté. Plus incontestablement encore, Rousseau lui a enseigné à faire la part du sentiment et de la passion dans la vie, et l’a défendu, non toujours avec un égal succès sans doute, contre les tendances excessives de son esprit et de son éducation vers les abstractions et le formalisme de l’école.

Il a, en échange, ajouté aux idées de Rousseau, qu’il fait revivre dans ses écrits, les qualités qui leur manquaient le plus : la fermeté inébranlable de jugement, qui protège le sentiment contre les surprises de l’imagination ; l’élévation de caractère, la sincérité avec soi-même et les autres, qui ne permettent ni les illusions ni les complaisances de l’amour-propre.

La rencontre de deux esprits si différents dans les mêmes études, dans les mêmes doctrines, est un des spectacles les plus attachants que puisse offrir l’histoire de la philosophie. C’est aussi une leçon des plus instructives : on apprend à y mesurer toute la distance qui sépare un homme d’imagination d’un homme d’analyse et de réflexion, un écrivain d’un philosophe, un sage et un penseur enfin d’un artiste et d’un enthousiaste.

D. Nolen.