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historique, et qui nous donne un exposé plus encore qu’une réfutation des systèmes. M. Ferraz a réussi à écrire une série d’études, complètes dans leur brièveté même, et où la richesse des détails est telle qu’il serait imprudent d’en essayer l’analyse. Sans doute, l’auteur avait affaire à un sujet si abondant qu’en maint endroit on trouve plutôt un résumé exact qu’une analyse approfondie. Mais n’est-ce pas tout ce que méritent des doctrines souvent plus bruyantes que réfléchies, et qui n’ont droit qu’à une mention, à un souvenir de l’histoire ? M. Ferraz a habilement associé à l’exposition des doctrines les détails personnels et biographiques sur le caractère des hommes. Il a noté leurs passions, et les influences intimes, qui, dans la vie de Saint-Simon et d’Auguste Comte, pour ne citer que ceux-là, ont déterminé les vicissitudes de la pensée, et expliquent bien des contradictions apparentes. La biographie, dont il ne faut pas abuser, est tout à fait à sa place quand il s’agit d’écrivains qui ont été moins des penseurs abstraits et solitaires, que des hommes de sentiment et d’action.

Un des traits le plus fortement accusés chez ces différents penseurs, et le plus heureusement mis en relief par M. Ferraz, c’est qu’ils ne se bornent pas à une critique négative. Ils ne songent pas seulement à détruire : leur prétention est d’organiser, d’ouvrir une ère nouvelle, de clore les révolutions et la période critique, en reconstruisant la société avec des principes de leur choix. Sur ce point, sur la nécessité de réorganiser l’ordre social, sinon sur les moyens d’y parvenir, ils sont d’accord, et aucun d’eux, je crois, n’eût éprouvé une trop vive surprise, aucun ne se fût récusé, si une volonté imprévue du peuple les avait appelés l’un ou l’autre à gouverner l’État. Ils avaient tous leur plan de gouvernement : il ne leur a manqué que l’occasion et la puissance pour faire le bonheur des nations ! Dans la galerie de penseurs que M. Ferraz nous fait parcourir, il n’y a pas seulement les originaux, il y a même les excentriques ; Cabet, par exemple, cet utopiste bizarre qui, entre autres étrangetés, demandait qu’on brûlât tous les livres anciens, et qu’on n’écrivît de livres nouveaux que sur la commande de l’État. Cabet, comme les autres, se flattait de pouvoir renouveler la société, et, plus heureux que ses rivaux, il fit l’essai de ses idées : on sait le succès qu’il obtint ! L’histoire de la philosophie se compromettrait à s’arrêter trop longtemps sur d’aussi pauvres épisodes de la pensée humaine : elle doit être l’histoire de la raison, non l’histoire de la folie. Elle a cependant le devoir de distinguer et de démêler au milieu de ce chaos d’opinions et parmi ces efforts qui ne furent souvent que des avortements, les intentions supérieures aux résultats, et les aspirations généreuses mal servies par des intelligences incomplètes. Parmi ces hommes, en effet, tous n’étaient pas des courtisans de la multitude : quelques-uns furent des âmes sincères, véritablement éprises de la vérité et de la justice, et il n’est que légitime de reconnaître dans leurs œuvres, à côté des idées fausses et dangereuses, des illusions honorables, dans leur naïveté, et des intentions pures.