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lement la conscience qui l’atteste ; c’est l’expérience physiologique, la mesure objective faite au moyen des instruments. Nous savons aussi que tout acte qui n’a pas eu une durée suffisante ne peut rentrer dans la mémoire : tels sont les états nerveux qui nous traversent instantanément (ceux par lesquels on infère la distance d’un objet en le regardant) ; les actes qui par habitude s’exécutent avec une extrême rapidité (ceux d’un instrumentiste exercé) ; les vérités instantanément aperçues, immédiatement admises, devenues organiques en nous par suite d’une répétition invariable dans l’expérience : c’est ainsi qu’on ne se rappelle pas que le soleil brille et que la glace est froide. Tout ce qui est sans durée appréciable est en dehors de la mémoire. Un des caractères qui distingue la simple association d’images aboutissant à une création imaginaire, de l’association d’images aboutissant à un souvenir, c’est que, dans ce dernier cas, elles nous apparaissent comme ayant eu une durée, c’est-à-dire une position dans le temps. — M. Taine nous dit : « Si nous considérons les deux extrémités de la sensation ou du présent dans leur rapport avec l’extrémité postérieure de l’image ou du passé, le bout postérieur du passé coïncide avec le bout antérieur du présent ; donc ici la contradiction, partant la répulsion est nulle. » Mais alors, peut-on répondre, pourquoi ce bout antérieur de l’image nous apparaît-il comme passé ? Si voisin qu’il soit du présent, cependant il en diffère. — Remarquons de plus que cette soudure du bout postérieur de l’image avec le bout antérieur de la sensation actuelle n’est que très-rarement immédiate. En général, elle est médiate : nos souvenirs sont rejetés à une demi-heure, une heure, un jour, un an en arrière ; c’est-à-dire que, pour localiser exactement notre souvenir, il nous faut parcourir très-rapidement une série d’états de conscience ayant chacun une certaine durée, et c’est à-la longueur de la chaîne parcourue que nous mesurons l’éloignement dans le passé. Sans doute chacun des termes de cette série ne nous apparaît plus avec sa durée réelle. Il y a une illusion d’optique interne qui a été très-bien décrite ici[1], à laquelle nous nous accommodons, sans laquelle même le souvenir serait impossible. Mais, en fait, c’est grâce à sa durée que chaque terme tient une place dans la série, a une existence concrète, est autre chose qu’un point mathématique. On peut bien faire observer que cette série offre ce caractère particulier que l’ordre de ses termes n’est pas arbitraire, qu’il ne peut être renversé, que Y avant ne peut être pris pour un après. C’est là, en effet, ce qui caractérise cette série de rapports successifs qu’on appelle le

  1. Voir Revue philosophique, du 1er mai, p. 497.