Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, IV.djvu/512

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essaya bientôt du reste de trahir, Bacon obtint la place de sollicitor général, et enfin celle de chancelier. Dominé toujours par son caractère, il s’y montra plat courtisan et magistrat sans pudeur. Ses concussions devinrent bientôt telles que la rumeur publique obligea le Parlement à le mettre en accusation. Ne pouvant nier l’évidence, il essaya d’attendrir ses juges par une confession écrite des plus humbles : « Je confesse pleinement, y disait-il, que je suis coupable de corruption et que je renonce à toute défense. » Condamné à la perte de ses places, à une amende élevée, à la prison perpétuelle, et déclaré indigne d’occuper à l’avenir aucune charge dans l’État, Bacon fut bientôt gracié par le roi, qu’il ne cessa ensuite d’obséder de ses demandes perpétuelles de places et d’argent.

Le second exemple que je désire citer à l’appui de ce que j’ai dit sur la puissance des sentiments m’est fourni par un des plus grands hommes d’un siècle qui en a compté beaucoup, l’illustre mathématicien et philosophe d’Alembert. Mon exemple ne ressemblera guère au précédent, car je vais parler d’un homme aussi remarquable par sa bienfaisance, sa bonté et son désintéressement que par ses talents éminents, et qui n’est, par conséquent, en aucune façon comparable à Bacon ; mais pour l’objet de ma démonstration, la qualité des sentiments importe peu, puisque je veux simplement montrer le peu de puissance que donne l’intelligence pour lutter contre eux.

Le sentiment dont l’illustre savant que je viens de nommer devint l’esclave fut sa passion bien connue pour Mlle de Lespinasse. Elle dura de nombreuses années et ne cessa qu’avec la mort de celle qui en était l’objet. Douée d’un esprit supérieur, mais ne possédant ni jeunesse, ni beauté, ni vertu, Mlle de Lespinasse avait fini par prendre un tel empire sur l’illustre mathématicien, qu’elle l’envoyait chercher à la poste les lettres des amants qu’elle lui donnait ouvertement pour rivaux.

« Il n’y a point, écrit Grimm, de malheureux Savoyard à Paris qui fasse autant de commissions fatigantes, que le premier géomètre de l’Europe, le chef de la secte Encyclopédique, le dictateur de nos académies, le philosophe qui eut la gloire de refuser d’élever l’héritier du plus vaste empire, en faisait tous les matins pour le service de Mlle de Lespinasse ; et ce n’est pas tout ce qu’elle osait exiger. Réduit à être le confident de la belle passion qu’elle avait prise pour un jeune Espagnol, il était chargé de tous les arrangements qui pouvaient favoriser cette intrigue, et lorsque son heureux rival eut quitté la France, c’était lui qu’on obligeait d’aller attendre au bureau de la grande poste l’arrivée du courrier pour