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pas aux autres, mais à lui-même : ce n’est pas la causalité, mais le principe de contradiction. M. Béraud n’oublie-t-il pas un peu ici cet intérêt de la science qui le préoccupait si fort tout à l’heure ? Mais voyons sa pensée en elle-même d’abord.

L’idée de contingence est, dit-il, une fiction ; il ne le paraît pas. Sans doute le changement n’établit point la contingence intelligible des choses, c’est-à-dire ne prouve pas qu’elles pouvaient être autrement qu’elles ne sont ; il établit du moins leur contingence empirique, autrement dit, il montre que le nouvel état n’a pas sa raison d’être en lui-même, mais dans d’autres états auxquels il tient par la loi de causalité. Cette contingence n’est pas une fiction ; ce qui est fictif, c’est la prétention de fonder la nécessité de chaque être sur le principe de contradiction, en niant la contingence intelligible. Cette contingence, si le changement ne l’établit pas, ne saurait à plus forte raison être démontrée impossible par des raisons logiques. Aristote avant Kant a réfuté l’argument, éléatique sans doute d’origine, qui prétend établir l’universelle nécessité sur le principe de contradiction. « Du moment que ce livre est, dit M. Béraud, il est impossible qu’il ne soit pas. D’autre part, il est impossible qu’une même chose soit à la fois ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas. Il est donc impossible que ce livre ne soit pas tel qu’il est. Mais l’impossibilité de n’être pas et d’être autrement, c’est précisément ce qu’on appelle la nécessité. Ce livre est donc nécessaire. » Doit-on répondre sérieusement ? Oui, il est nécessaire que ce livre soit, si vous posez qu’il est ; mais cela ne prouve pas que vous le posiez nécessairement, ni par suite qu’il soit nécessaire. Dire que, des deux thèses contraires, l’une est nécessairement vraie, c’est faire une pétition de principe, celle qui se trouvera vraie pouvant ne le devenir que par le fait que vous l’aurez posée, et de la sorte rendue pensable.

Sans contingence d’ailleurs, point de causalité ; car la causalité n’est autre chose que la détermination d’un phénomène non par lui-même, mais par toute la série qui l’enferme, et sans elle la science ne serait pas. Un monde susceptible d’être pensé est un système dont les parties s’amènent et se contiennent dans un ordre fixe qui permet de les atteindre en quelque sorte du dehors, ce qui serait impossible, si les états successifs, comme autant de tous, ne relevaient que d’eux-mêmes et reposaient sur leur propre nécessité. Loin d’être fictive et contradictoire, la contingence est un postulat de la pensée empirique.

M. Béraud n’en est pas moins fondé à refuser au principe de raison suffisante toute portée en dehors du champ de l’expérience. Il lui est également facile d’opposer à l’argument du premier moteur l’antithèse de la troisième catégorie ; mais ici encore il semble que son zèle l’emporte hors du terrain critique, et que son doute dogmatise trop. Assurément la doctrine de l’extension indéfinie du monde peut seule satisfaire l’entendement ; mais l’hypothèse de la cause première ne la contredit pas, à la condition qu’elle laisse ouverte la série causale, et se borne à la