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nécessité pour l’auteur d’être pessimiste nous parait inacceptable. Nous croyons avec M. de Hartmann, que la terreur et la pitié ne deviennent tragiques qu’en s’unissant, qu’il faut éviter le mélodrame comme la comédie larmoyante et sentimentale, que le grand intérêt est dans le conflit des passions se manifestant par une lutte extérieure et se terminant par une catastrophe inévitable ; sur le choix du sujet, sur le dessin des caractères, sur la nécessité de traduire les sentiments par l’action, nous acceptons presque toutes ses idées ; où nous nous séparons de lui, c’est quand il prétend expliquer le plaisir, que donne le spectacle d’une tragédie, par des croyances métaphysiques, auxquelles les hommes restent entièrement étrangers, auxquelles parmi les philosophes mêmes la plupart refusent leur adhésion. La terreur et la pitié sont deux émotions pénibles, dit M. de Hartmann, d’où vient donc qu’on éprouve du plaisir à la tragédie ? de ce qu’on y prend conscience que la vie est un grand mal, auquel la mort est un remède souverain, de ce que tout homme convaincu que l’être est détestable se rassure en apprenant que la délivrance est possible. Ceci peut être vrai du plus grand et du plus convaincu des pessimistes, d’Arthur Schopenhauer et de ses disciples, hommes réfléchis, qui cherchent en tout l’écho de leurs propres pensées ; mais la foule des honnêtes gens qui applaudissent Racine ou Shakespeare ne font pas de si beaux raisonnements pour éprouver du plaisir, à moins qu’il ne faille ici encore reconnaître la présence de l’inconscient, qu’on peut montrer partout d’autant plus facilement qu’il est invisible. La théorie de M. de Hartmann sur le plaisir tragique est une conséquence de son affirmation que le plaisir en général suppose la réflexion. La conséquence, vaut ce que vaut le principe.

Si le plaisir naît d’un exercice de notre activité conforme aux lois de notre nature, il n’est plus nécessaire de faire de la métaphysique au théâtre pour s’y plaire, ni d’avoir lu Schopenhauer pour comprendre Shakespeare Nous admirons une belle tragédie, comme nous admirons une belle statue, ou une belle peinture, parce que nous y trouvons une occasion de donner à notre esprit un libre essor dans un monde imaginaire, où tout est soumis à ses lois. Le spectateur se moque du déterminisme, du pessimisme et des philosophes ; ce qui lui importe, c’est de contempler un caractère qui réponde aux lois de sa pensée, c’est de se donner le spectacle d’une âme puissante, concentrant toutes ses forces en une passion unique, d’où partent des actions multiples toutes en harmonie. Nous nous plaisons à la tragédie par la même raison que nous aimons à suivre de nos regards la grande ligne d’une belle statue se brisant en lignes ondu-