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une peau sans orange, et nous ne trouvons jamais dans la nature une pensée sans mots ou des mots sans pensée[1]. »

Ainsi des racines et des concepts, voilà la production spéciale de l’intelligence humaine, et il n’est pas étonnant qu’on les y rencontre ensemble, puisqu’ils ne sont qu’une même production sous deux aspects. « Prenez n’importe quel mot dans toute langue qui a un passé, et, invariablement vous trouverez qu’il est fondé sur un concept. Ainsi dans le vieux nom aryen du cheval (asva en sanscrit, equus en latin, ἵππος en grec, ehu en vieux saxon) nous ne découvrons rien qui rappelle le hennissement d’un cheval, mais nous découvrons le concept de rapidité incorporé dans la racine ak, signifiant être aigu, être rapide, d’où nous avons aussi tiré des noms pour désigner la promptitude intellectuelle, par exemple acutus. Nous voyons donc, non par conjecture et théorie, mais par des faits et des preuves historiques, que le concept de rapidité existait, avait été complétement élaboré au préalable, et que par lui la connaissance conceptuelle du cheval, distincte de la connaissance intuitive du cheval, s’effectua. Ce nom, le rapide, aurait pu être appliqué aussi à beaucoup d’autres animaux ; mais, ayant été appliqué à maintes reprises aux chevaux, il devint pour cette raison impropre à tout autre usage. Les serpents par exemple sont assez rapides quand ils se jettent sur leur proie ; mais leur nom fut formé par un autre concept, celui d’étouffer ou étrangler. Ils furent appelés ahi en sanscrit, ἔχις en grec, anguis en latin, de la racine oh étouffer ; ou sarpa, en latin serpens, de la racine sarp ramper, aller. » De même hamsas (l’oie) signifie l’animal qui a la bouche béante ; varkas (le loup), celui qui déchire ; sus (le cochon) celui qui engendre, le plus prolifique des animaux domestiques. L’homme a trois noms ; on l’appelle celui qui est fait de terre (homo), celui qui meurt (marta), celui qui pense (manu)[2]. La lune est « celle qui mesure, » le soleil est « celui qui enfante, » la terre est « celle qu’on laboure, » les animaux (pasu, pecus) sont « ceux qui nourrissent. » — « Voilà comment nos concepts et nos noms, notre intelligence et notre langage se formèrent ensemble. Quelque trait détaché fut saisi comme la caractéristique d’un objet ou d’une classe d’objets ; une racine se trouva là pour exprimer ce trait ; » une base pronominale s’y ajouta, puis des suffixes s’y ac-

  1. Nous avons expliqué (De l’Intelligence, tome I, p. 35) pourquoi il n’y a pas de concept, ou idée générale sans un signe. C’est qu’une idée générale n’est qu’un signe doué de sens, je veux dire, capable d’être évoqué par une seule classe de perceptions et capable d’évoquer une seule classe de souvenirs.
  2. Max Müller, Lectures on the science of language, p. 434.