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que le lecteur ne s’imagine pas que je veuille me mettre à l’abri de l’odieux jeté légèrement sur les essais que l’on fait d’interpréter la vie et l’esprit, en montrant leurs conditions matérielles, c’est-à-dire de les interpréter à leur point de vue objectif. Je pense que les doctrines matérialiste et sensualiste sont défectueuses ; mais le but qui a animé et qui a soutenu leurs recherches en face des préjugés populaires et de l’indignation morale, a toutes mes sympathies. Cependant c’est dans l’étude de l’organisme que j’ai appris à me séparer des sensualistes et des spiritualistes. Si je voyais un moyen de ramener les phénomènes vitaux à la physique et à la chimie, ou de ramener tous les phénomènes mentaux à la sensation, et la pensée à une a propriété des cellules cérébrales », personne ne se qualifierait de plus grand cœur que moi du nom de matérialiste. La rhétorique méprisante de mes adversaires ne pourrait altérer ma conviction que la doctrine qui exprimerait les faits avec la plus grande précision serait celle qui entraînerait avec elle la plus haute moralité.

Examinons donc les mots d’abord. Le matérialisme est un mot qui a tant d’applications, qui sert à caractériser et à stigmatiser tant d’opinions différentes qu’une définition est ici indispensable. Il est quelquefois appliqué à l’essai, strictement scientifique, d’expliquer l’univers objectif en termes de matière et de force. Il est quelquefois limité à l’hypothèse de l’atomisme. Dans cet essai, il est limité à cette explication des phénomènes vitaux par les lois physiques et chimiques, qui ne tient pas compte de la spécialité des conditions organiques, et à cette explication des phénomènes mentaux qui ne tient pas compte de la complexité des conditions psychiques, vitales et sociales.

Le matérialisme a été profondément caractérisé par Comte comme l’essai d’expliquer les phénomènes d’un ordre supérieur en termes d’un ordre inférieur. Cela montre les défauts de la méthode, et de plus révèle les raisons secrètes de la répulsion que cet essai excite généralement. Le matérialisme n’est pas la réduction des phénomènes à des conditions matérielles, c’est la rédaction d’un ordre supérieur à un ordre inférieur ; et il se montre également dans les essais des physiciens pour ramener la chimie à la physique, dans ceux des chimistes pour ramener la biologie aux lois chimiques, et dans ceux des biologistes, pour ramener la sociologie aux lois biologiques, essais qui ne tiennent pas compte de toutes les conditions spéciales impliquées dans chaque problème[1]. Chacun voit l’absur-

  1. « Un vrai philosophe reconnaît autant le matérialisme dans la tendance du vulgaire des mathématiciens actuels à absorber la géométrie ou la méca-