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À TRAVERS LA SUISSE MODERNE

n’y saurait trouver qu’un motif plausible : c’est la nature très particulière de l’idéal suisse tel qu’il se révèle de nos jours.

Sa caractéristique suprême, c’est d’être également éloigné des vastes horizons et de l’étroite routine. Le Suisse n’est pas casanier ; il a de la « sortie », comme on dit en certaines régions normandes : il se déplace facilement et fera volontiers de grands voyages ; il aime le progrès et sait en profiter ; il possède le sens du pratique et de l’application ; il a de la mesure et de l’ambition, de la prudence et de la persévérance. Mais le monde ne l’intéresse pas. L’avenir ne le passionne point. Des repères précis limitent ses émotions dans l’espace et dans le temps ; il les franchit rarement. Il est altruiste à sa manière, envers les individus, non envers les collectivités ; les destinées du panslavisme et du pangermanisme, le péril jaune et la question nègre, l’impérialisme anglo-saxon et le républicanisme espagnol, tout cela ne captiverait ses pensées que s’il devait en bénéficier ou en souffrir. Les questions mondiales qui ne paraissent pas avoir de répercussion éventuelle autour de lui sont sans action sur son cœur ; il apporte à les étudier l’espèce de zèle froid, de conscience mécanique qu’un bon télégraphiste peut appliquer aux choses de son métier.

C’est là de l’égoïsme sans doute ; mais cet égoïsme est sympathique parce qu’on le sent intelligent et réfléchi ; c’est l’égoïsme de l’homme qui, ayant devant lui une tâche très suffisante pour remplir sa vie, juge inutile de s’attarder à considérer la tâche du voisin autrement que pour suivre d’un regard avisé et surprendre, s’il y a lieu, les procédés nouveaux et ingénieux susceptibles d’être utilisés par lui-même. Une très grande nation, obligée par sa fortune et sa position de jouer les premiers rôles sur la scène universelle, ne saurait se contenter d’un pareil idéal ; pour elle, s’y confiner, ce serait déchoir. Nous ne croyons pas qu’on puisse reprocher à une nation restreinte de l’avoir fait sien. La Suisse, en tous les cas, n’a pas à s’en repentir. Plus on y songe et plus il semble qu’en se repliant de la sorte sur elle-même, elle a évité le principal danger auquel l’exposait sa configuration géographique et ethnique. Au lieu d’éparpiller ses énergies autour d’elle, elle a su en faire emploi sur son propre territoire ; au lieu de laisser drainer ses forces par de puissants voisin, elle a su les concentrer. Or cette concentration bienfaisante s’est opérée et se maintient à l’aide du cantonalisme. Si la Suisse peut si bien se passer du monde extérieur c’est parce qu’elle forme elle-même un petit monde complexe qui satis-