Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/612

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est malade, qui lui aplanissent toutes les voies du plaisir et du succès, il n’en reste pas moins convaincu et fier de penser qu’il vient d’entrer dans le feu d’un combat héroïque, dans le struggle for life. Candidat, sous la toge, il se croit sous les armes, prend tout de bon ses rivaux d’études, ses examinateurs même pour autant d’ennemis à la Don Quichotte et chacune de ses paroles pour un coup d’épée. — Il n’a pas tout à fait tort, convenons-en : le régiment va le prendre ; demain il peut être tué ou blessé en des combats beaucoup moins judiciaires ou imaginaires que les précédents et desquels il est vrai de dire qu’ils font survivre et triompher, sinon la nation la plus civilisée, du moins l’armée la plus forte et surtout la mieux commandée. Mais la question est de savoir si la vie sociale n’est qu’une lutte, ou est essentiellement une lutte, si le progrès social est né d’un enchaînement de combats multiformes, concurrences commerciales, rivalités politiques, disputes religieuses, émulation d’écoliers grands ou petits, ou si ces heurts inévitables n’ont pas été de simples stimulants d’autres causes plus profondes et, plus souvent encore, leur achoppement.

C’est sur ce point que j’ai à présenter ici quelques considérations sans prétention didactique. Je laisse à de plus compétents l’examen biologique du darwinisme ; cette critique a été faite et bien faite, soit par des savants, soit par des philosophes tels que Hartmann. Cournot, en quelques lignes, a porté dès le début un jugement que l’avenir est en train de ratifier. Mais omettons tous les arguments que la zoologie, la botanique, la paléontologie pourraient fournir. Contrôler le darwinisme naturel par le darwinisme social qui, dit-on, le complète : voilà le sujet de ce travail. Ce contrôle est facile ; car, malgré le préjugé mis à la mode par les positivistes, les sociétés sont chose beaucoup plus claire et même beaucoup moins complexe que les organismes. Nous connaissons les éléments de celles-là, nos semblables, et ce qui se passe en eux, et l’importance de ce qui se passe en eux relativement aux grands phénomènes d’ensemble qui se suivent en elles ; tandis que les corps vivants se montrent à nous comme des sommes dont les unités nous sont cachées, comme des processions ou des régiments de cellules invisibles ou impénétrables dont nous ne percevons qu’en gros les manœuvres, sans entendre le moins du monde les commandements, ni discerner les chefs. Si, donc, entre ces faits organiques et les faits sociaux, il y a analogie (abstraction faite des différences, qui ne sont pas seulement des différences de dimension et de degré) l’explication darwinienne des premiers devra être a priori présumée vraie ou fausse, à défaut de vérification plus directe, suivant qu’elle concordera ou non avec