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LES FANTÔMES BLANCS

rées de celle qui portait nos deux héros et quelques membres de l’équipage. Pendant quelques minutes, la chaloupe ballotée en tous sens se maintint à flots, mais bientôt elle donna sur un rocher et se brisa en mille pièces.

Lorsque Georges et Philippe revinrent sur l’eau, leurs compagnons avaient disparus. Excellents nageurs tous deux, ils gagnèrent la rive où, sur la grève déserte, ils attendirent le jour avec anxiété. La tempête rassasiée par ces nombreuses victimes, s’était apaisée et bientôt le soleil vint réchauffer les pauvres naufragés et sécher leurs vêtements. Mais leurs regards interrogèrent en vain l’horizon : sur l’immense plaine mouvante, pas une voile ne s’apercevait et la grève était déserte ; du naufrage de la nuit, pas une épave ; nos jeunes gens étaient bien seuls… Aussi, ce fut le cœur serré par l’angoisse qu’ils remontèrent la grève et s’engagèrent dans un chemin assez bien entretenu où ils espéraient rencontrer bientôt quelqu’un à qui demander du secours.


CHAPITRE XIX
LE NAVIRE MYSTÉRIEUX.


Ainsi que le capitaine Levaillant l’avait dit à Paul Merville, le chevalier de Laverdie s’était embarqué sur le « Vautour ».

Nous connaissons son dessein : empêcher le « Montcalm » d’arriver à Québec.

L’argent donné par le bandit lui avait assuré la confiance de l’équipage, moins toutefois celle de Tape-à-l’œil, qui suivait ses mouvements avec la persistance du chat qui guette la souris.

L’endroit choisi par Kerbarec était on ne peut plus propice pour une embuscade de ce genre.

La nature avait creusé la falaise très escarpée à cet endroit, formant ainsi une petite baie, abritée contre les vents du large par un énorme rocher qui formait un abri sûr pour les pirates. Depuis plus d’un mois, l’équipage se morfondait dans l’attente, lorsque la vigie placée au sommet du rocher, cria : « Une voile à l’horizon ! » Toutes les dispositions furent prises pour une attaque immédiate.

Mais un désappointement attendait les farouches bandits, le navire signalé n’était pas le « Montcalm ». Il passa, tout noir, sous ses voiles blanches, avec l’aspect formidable d’un vaisseau-fantôme.

Il ne paraissait pas se douter de la présence du corsaire, car on le vit revenir en arrière puis repasser ensuite sous les yeux des bandits inquiets.

— Que signifie cela ? demanda Laverdie, notre présence ici serait-elle soupçonnée ?

— C’est peut-être un corsaire en quête d’une proie ou quelque navire anglais qui s’aventure dans ces parages. Qu’en dis-tu, mon vieux Tape-à-l’œil ? demanda Kerbarec au matelot qui grommelait en mâchant sa chique, suivant son habitude.

— Çà, dit Tape-à-l’œil, avec un mauvais sourire, c’est un allié que le diable, votre patron, vous envoie pour vous aider à prendre le « Montcalm ».

Et, avec un rire sarcastique, il s’éloigna.

— Je me défie de cet homme, murmura Laverdie, son regard m’inquiète, il semble te braver, toi, son supérieur.

— Me braver lui ! Chevalier, mon ami, tu ne connais pas tout le dévouement qui se cache sous cette rude écorce. Me défier d’un homme qui a risqué sa vie pour moi ! Allons donc…

Devant tant de confiance, Laverdie haussa les épaules. Dans leur position, étant donné le caractère des bandits qui les entouraient, une pareille tranquillité lui paraissait le comble de l’absurde.

Comme ils se trouvaient en ce moment sur le rocher qui leur servait d’observatoire, le chevalier laissa descendre son compagnon, et continua d’avancer vers une crevasse qui se trouvait à gauche.

Cette anfractuosité, peu profonde, contournait le rocher, Laverdie s’y engagea en se baissant pour ne pas être aperçu, il s’arma d’une longue-vue et se mit à examiner les manœuvres du navire Inconnu.

Ce bâtiment semblait obéir à quelque moteur invisible, car on ne voyait personne à bord.

Tout à coup, Laverdie eut un tressaillement. À ses pieds, il venait d’apercevoir deux ou trois tisons à demi-Consumés. Donc, un feu avait été allumé là. C’était peut-être un signal ? Il descendit rapidement, et vint droit à Kerbarec.

— Nous sommes trahis, dit-il.

— Comment cela ?

— Un feu a été allumé là, la nuit dernière.

Et de son doigt, il désignait la pointe du rocher.

— Qui t’a dit que ce feu était récent ? Mon pauvre chevalier, tu vois dés traîtres partout. Tiens, voilà qui m’inquiète plus que ta découverte.

Et il indiquait au chevalier d’énormes nuages que le soleil couchant colorait d’un rouge sombre.

— La tempête ! dit-il.

— Oui, la tempête, et le vent souffle du nord-est, de sorte qu’il nous sera impossible de sortir d’ici, quoi qu’il arrive.

Laverdie serra les poings avec rage.

— Le diable est contre nous ! dit-il. Qu’allons-nous faire ?

— Une voile ! crie un matelot grimpé au sommet du rocher.

— Cette fois, c’est bien lui, cria le chevalier, il ne faut pas qu’il nous échappe.

— Attention, mes enfants, cria le capitaine, voilà le vent qui fraîchit ; il faut veiller aux ancres. À vos postes, si elles venaient à déraper nous ferions brisés sur ces roches. Attention !

— Et le « Montcalm » qui va nous échapper ! Et vos promesses ! hurla Laverdie en proie à une rage folle.

— Il n’y a pas de promesses qui tiennent devant la tempête ; notre vie avant tout, dit Tape-à-l’œil qui passait.

— Lâche et traître ! cria le chevalier qui voulut se jeter sur le matelot. Mais celui-ci, de sa main de fer, l’empoigna au collet et le jeta aux pieds du capitaine qui accourait.

Laverdie se releva tout penaud ; il montra le poing à Tape-à-l’œil.

— Je te tuerai, canaille ! rugit-il entre ses dents.