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À ROLAND, [À AMIENS[1].]
Vendredi saint, au soir, [9 avril] 1784, — [de Paris].

Eh quoi ! mon ami, c’est toi qui t’affliges et qui pleures[2] ! Toi qui as droit à toutes les douceurs d’une vie laborieuse, honnête et consacrée au bien public ! Toi à qui personne ne peut enlever ton propre témoignage, auquel le gros du public et une foule de gens distingués joindront le leur ! Toi qui apprécies si haut les charmes de la vie domestique et qu’aucun être sur la terre ne peut empêcher d’en jouir ! Quelques hommes injustes l’emporteront-ils sur tant de causes puissantes ? Viens sur mon sein, notre Eudora près de nous : oublions des êtres méprisables ; notre tendresse, la confiance et la paix ne feraient-ils pas assez pour notre félicité avec la possession d’un coin de terre où nous pouvons nous retirer ! Va, si tu peux surmonter l’indignation et l’amertume que te causent l’injustice et la bassesse, si tu peux te délivrer enfin d’un travail dont l’effet m’inquiète, je ne demande plus rien pour le bonheur. J’ai eu un moment de dégoût, tu l’as vu, mais je n’ai point senti d’abattement ; et, je l’avoue, si j’eusse été prête à tomber dans cet état, celui de nos amis m’en eût tirée. Depuis leur chagrin, j’ai oublié nos affaires ; toute mon activité s’est développée pour leur témoigner ce qu’ils m’inspiraient ; malheureusement je ne puis rien, mais je me sens d’un dévouement qui suspend tout sentiment de nos

  1. Ms. 6239, fol. 34-35.
  2. En recevant la lettre du 5 avril, Roland avait écrit à sa femme, le 8 avril (ms. 6240, fol. 180-181) : « Il faut commencer par te faire ma confession : hier, à six heures, je rentrais dans l’intention de t’écrire, de m’entretenir avec toi ; je ne trouvai plus même ce courage ; j’étais dans un état d’anxiété que je n’ai point éprouvé depuis que nous vivons ensemble. Ta lettre, que j’avais lue bien des fois et que je venais de relire ; tes peines, le dégoût de tes marches ; la tristesse de ta vie ; un retour sur la mienne, laborieuse et honnête ; l’idée de gens si faux, si bas ou si méchant ; tout cela ne pouvait être balancé par la considération du peu de durée de la vie ; il ne me reste que le sentiments des pleurs… »