Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/872

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secrètement sur les peines de la vie ! Et l’ingénieux Dryden, le piquant Congreve, le voluptueux Rochester, n’ont-ils jamais rappelé le sourire sur vos lèvres ? Mais comment n’avez-vous pas cherché à connaître Shakespeare, dont, après des siècles, et malgré toutes nos perfections tant vantées, les Anglais sont toujours enthousiastes ? Comment n’avez-vous pas été curieux de savoir sur quoi étaient fondés l’admiration, l’enchantement, les transports d’une nation éclairée pour un auteur qui s’avise de négliger les trois unités, de faire mourir bien des gens sur la scène, de rapprocher les tableaux de la vie commune et des actions les plus relevées, précisément comme elles le sont dans la nature, et de n’avoir en rien d’autre maître, d’autre loi, quelle et son génie !

Voyez donc, je vous prie, dans Othello, ce qui manque à Orosmane, pour nous faire passer, avec plus de terreur, dans toutes les gradations de la jalousie. Comparez, si vous avez le courage, l’ombre de Ninus à celle de Hamlet. Examinez comme notre Ducis a refroidi Lear, en l’ajustant à la française, et le redressant suivant les règles d’Aristote, précisément comme nos grand’mères nous mettaient les pieds sur des planchettes entre des liteaux pour nous les faire tourner en dehors, ou des colliers de fer pour nous obliger de nous tenir droits. Contemplez ces charmants caractères de femmes, si délicatement tracés par le pinceau de Shakespeare, sa tendre Cordelia, l’ingénue Desdemona, l’infortunée Ophélia ; concevez, si vous le pouvez, comment le même homme a pu réunir tant de grâces à tant de force ; comment il a su faire pâlir d’effroi, tressaillir des émotions les plus douces, porter au comble l’attendrissement et la terreur, les faire suivre ou précéder de philosophie ou de gaieté. Appelez, si vous voulez, ses compositions monstrueuses…, mais vous les relirez vingt fois, et loin de faire, comme beaucoup de nos littérateurs, un crime à toute une nation d’avoir du plaisir, vous en prendrez avec elle, quoi qu’en puissent dire tous nos Le Bossu[1], depuis Aristote qu’ils citent, jusqu’au dernier cuistre de collège, qui l’entend nommer sans le connaître.

  1. Le chanoine Le Bossu (1631-1680), dont le Traité du poème épique avait eu au XVIIIe siècle quelque crédit.