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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

vent des jours, — lorsqu’il était seul et regardait en lui, qu’il s’apercevait qu’il avait tout raflé.

Mais pour l’instant, il n’avait l’air que d’un lourdaud d’Allemand, qui s’empiffrait de mangeaille, attentif seulement à ne pas perdre une goulée. Et il ne distinguait rien, sinon qu’en écoutant ses convives s’interpeller par leurs noms, il se demandait, avec une insistance d’ivrogne, pourquoi tant de ces Français avaient des noms étrangers : flamands, allemands, juifs, levantins, anglo-ou hispano-américains…

Il ne s’aperçut pas que l’on se levait de table. Il restait seul assis ; et il rêvait des collines rhénanes, des grands bois, des champs labourés, des prairies au bord de l’eau, de la vieille maman. Quelques convives causaient encore, debout, à l’autre bout de la salle. La plupart étaient déjà partis. Enfin il se décida, se leva à son tour, et, ne regardant personne, il alla chercher son manteau et son chapeau accrochés à l’entrée. Après les avoir mis, il partait sans dire bonsoir, quand, par l’entrebâillement d’une porte, il aperçut dans un cabinet voisin un objet qui le fascina : un piano. Il y avait plusieurs semaines qu’il n’avait touché à un instrument de musique. Il entra, caressa amoureusement les touches, s’assit, et, son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, il commença de jouer. Il avait parfaitement oublié où il était. Il ne remarqua point que deux personnes se glissaient dans la pièce pour l’entendre. L’une