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LA FOIRE SUR LA PLACE

était Sylvain Kohn, passionné de musique, — Dieu sait pourquoi ! car il n’y comprenait rien, et il aimait autant la mauvaise que la bonne. — L’autre était le critique musical, Théophile Goujart. Celui-là — (c’était plus simple) — ne comprenait ni n’aimait la musique ; mais cela ne le gênait point pour en parler. Au contraire : il n’y a pas d’esprits plus libres que ceux qui ne savent pas ce dont ils parlent : car il leur est indifférent d’en dire une chose plutôt qu’une autre.

Théophile Goujart était un gros homme, râblé et musclé ; la barbe noire, de lourds accroche-cœur sur le front, un front qui se fronçait de grosses rides inexpressives, une figure mal équarrie, comme grossièrement sculptée dans du bois, les bras courts, les jambes courtes, une grasse poitrine : une sorte de marchand de bois, ou de portefaix auvergnat. Il avait des manières vulgaires et le verbe arrogant. Il était entré dans la musique par la politique, qui, dans ce temps-là, en France, était le seul moyen d’arriver. Il s’était attaché à la fortune d’un ministre de sa province, dont il s’était découvert vaguement parent ou allié, — quelque fils « du bâtard de son apothicaire ». — Les ministres ne sont pas éternels. Quand le sien avait paru près de sombrer, Théophile Goujart avait abandonné le bateau, après en avoir emporté tout ce qu’il pouvait prendre, — notamment des décorations ; car il aimait la gloire. Las de la politique, où depuis quelque