Page:Ruskin - Sésame et les lys.djvu/58

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dans la salle haute où se tenait l’Assemblée et qui ne s’était pas évaporé depuis dix-sept siècles.

Que de fois, dans la Divine Comédie, dans Shakespeare, j’ai eu cette impression d’avoir devant moi, inséré dans l’heure présente, actuel, un peu du passé, cette impression de rêve qu’on ressent à Venise sur la Piazzetta, devant ses deux colonnes de granit gris et rose qui portent sur leurs chapiteaux grecs, l’une le Lion de Saint-Marc, l’autre saint Théodore foulant aux pieds le crocodile, — belles étrangères venues d’Orient sur la mer qu’elles regardent au loin et qui vient mourir à leurs pieds, et qui toutes deux, sans comprendre les propos échangés autour d’elles dans une langue qui n’est pas celle de leur pays, sur cette place publique où brille encore leur sourire distrait, continuent à attarder au milieu de nous leurs jours du xiie siècle qu’elles intercalent dans notre aujourd’hui. Oui, en pleine place publique, au milieu d’aujourd’hui dont il interrompt à cet endroit l’empire, un peu du xiie siècle, du xiie siècle depuis si longtemps enfui, se dresse en un double élan léger de granit rose. Tout autour, les jours actuels, les jours que nous vivons circulent, se pressent en bourdonnant autour des colonnes, mais là brusquement s’arrêtent, fuient comme des abeilles repoussées ; car elles ne sont pas dans le présent, ces hautes et fines enclaves du passé, mais dans un autre temps où il est interdit au présent de pénétrer. Autour des colonnes roses, jaillies vers leurs larges chapiteaux, les jours actuels se pressent et bourdonnent. Mais, interposées entre eux, elles les écartent, réservant