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CONSOLATION A MARCIA.

bassesse de son état ; c’est elle dont la porte[1] est ouverte à tous ; c’est elle, ô Marcia ! que votre père a tant désirée ! Non, grâce à elle, ce n’est plus un supplice d’être né ; grâce à elle, les menaces du sort ne m’abattront point ; mon âme sera sauve et gardera la royauté d’elle-même. Je sais où en appeler[2]. Je vois chez les tyrans des croix de plus d’une espèce, variées à leur fantaisie : l’un suspend ses victimes la tête en bas, l’autre les empale ; d’autres leur étendent les bras sur une potence. Je vois leurs chevalets, leurs verges sanglantes, et pour chaque membre et chaque articulation autant d’instruments de torture ; mais je vois aussi la mort. Plus loin ce sont des ennemis sanguinaires, des citoyens despotes ; mais à côté je vois la mort. La servitude n’est plus si fâcheuse quand, dégoûté du maître, on n’a qu’un pas à faire pour se voir libre. Contre les injures de cette vie, j’ai le bienfait de la mort. Songez combien il est heureux de mourir à propos et à combien d’hommes il en a coûté d’avoir24 trop vécu ! Si Cn. Pompée25, l’honneur et la colonne de l’État, eût été enlevé dans Naples par la maladie, il fût mort sans contredit le premier citoyen de la république. Et quelques jours de plus l’ont précipité de ce faîte de gloire ! Il a vu, lui présent, ses légions taillées en pièces ; et d’une bataille où le sénat formait la première ligne (qu’ils durent gémir, ceux qui restèrent !), le général a survécu. Il a vu le bourreau égyptien ; cette tête sacrée pour les vainqueurs, il l’a présentée au vil satellite. Au reste, l’eût-on épargné, qu’il se fût repenti d’avoir la vie sauve : quoi de plus honteux pour Pompée que de vivre par la grâce d’un roi !

Et Cicéron, si alors qu’il sut détourner les poignards de Catilina dirigés à la fois sur lui et sur la république; si à cette heure il fût mort, libérateur et sauveur de Rome ; s’il eût suivi sa fille au tombeau, il eût pu y emporter encore le titre d’heureux. Il n’eût point vu le couteau levé sur la tête des citoyens, les bourreaux se partageant les biens des victimes qui payaient les frais de leur mise à mort, les dépouilles des consulaires vendues à l’encan, l’État affermant les massacres et les brigandages, tant de guerres, tant de rapines, tant de Catilinas.

Si M. Caton, à son retour de Chypre, où il venait de régler

  1. La leçon vulgaire est : nulli paruit, répétition affaiblie de ce qui précède ; j’ai préféré, avec Fickert, celle de trois manusc. : nulli non patuit.
  2. Quod appellem, manusc. Fickert. Lemaire : quo appellam.