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DES BIENFAITS, LIVRE II.

long étalage de leur pompe hautaine et qui croiraient leur puissance amoindrie, si chacun ne voyait à loisir et sous mille aspects jusqu’où elle va. Ils n’obligent jamais sur-le-champ, ni en une fois : leurs outrages volent, leurs bienfaits se traînent.

Il est bien vrai, crois-moi, ce mot d’un poëte comique
     Quoi ! n’as-tu pas compris
Que plus ta grâce est lente, et moins elle a de prix5 ?

De là ces exclamations qu’un généreux dépit nous arrache:« Fais donc, si tu veux faire; » et:« La chose ne vaut pas tant de peine… j’aimerais mieux ton refus tout de suite. » Quand l’impatience saisit l’âme jusqu’à prendre en haine le bienfait qui se fait attendre, peut-on s’en montrer reconnaissant ? S’il est d’une atroce barbarie de prolonger les tortures des condamnés; s’il y a une sorte d’humanité à leur donner d’un seul coup la mort, parce que la souffrance suprême n’est déjà plus quand elle arrive, et que le temps qui le précède fait la plus grande partie du supplice:ainsi une faveur a d’autant plus de prix qu’elle nous a tenus moins en suspens. Car l’attente, même du bien, nous pèse et nous inquiète ; et comme un bienfait, presque toujours, est le remède de quelque mal, si, pouvant me guérir sur l’heure, vous me laissez lentement déchirer, ou m’apportez trop tard la joie du salut, vous mutilez votre bienfait. Toujours la bonté se hâtera; et qui agit d’après son cœur a pour habitude d’agir sans délai. Mais tarder, mais remettre de jour en jour, ce n’est pas obliger franchement. C’est perdre deux choses inappréciables, l’à-propos et la preuve de zèle qu’on eût pu donner. Vouloir tard tient du non vouloir.

VI. En toute affaire, Libéralis, ce qui n’est pas de légère importance, c’est la façon de dire ou d’exécuter : on gagne beaucoup par la vitesse, on perd beaucoup par la lenteur. Tous les javelots sont armés du même fer ; mais quelle énorme différence entre le trait qu’un bras puissant lance de toute sa force et celui qui échappe d’une main sans vigueur ! La même épée égratigne ou pourfend, selon que la main qui la guide est plus ou moins ferme. L’un fait le même don qu’un autre : la différence est toute dans la façon de donner. Qu’il est doux, qu’il est précieux le don, lorsque son auteur ne veut pas même de remerciement, lorsqu’en donnant il oublie qu’il donne ! Quant à réprimander au moment même où l’on oblige, c’est folie,